« Chaplin change !» proclamait la promotion de ce film. Il est vrai que le premier jet de son scénario n’était même pas destiné à Charles Chaplin, mais écrit par Orson Welles pour lui-même, avant que l’auteur des Temps modernes le lui achetât pour 5000 dollars. L’audace de l’argument publicitaire ne fut guère payant : Monsieur Verdoux fut un échec à sa sortie américaine en 1947, le public acceptant mal de voir le gentil tramp (« vagabond ») iconique se changer en bourgeois français cynique, polygame et vénal assassin d’épouses, inspiré de l’authentique Landru. Pourtant, si prendre le contre-pied de son image de Charlot et la liquider pour faire place nette dans son cinéma fut un vrai pari pour Chaplin (qui s’y tiendrait par la suite, résistant aux tentations de ressusciter le personnage), l’audace apparaît comme le masque d’une démarche plus subtile.
L’envers du comique
Difficile de nier à quel point Chaplin s’appliqua à faire de son Henri Verdoux le parfait négatif de Charlot. Négatif visuel : habit sombre devenu blanc, feutre mou en lieu et place du chapeau melon, pommeau argenté sur une canne originellement en bambou… Négatif sonore, aussi : Verdoux, lui, a une voix. Elle est onctueuse, tandis que le verbe est gorgé de bons mots, de sous-entendus perfides, voire macabres quand l’évocation des activités publiques du personnage renvoie à ses atrocités privées. Un verbe qu’il faut écouter, mais toujours questionner. Chaplin, qui ne s’était mis au cinéma sonore qu’à reculons avec Les Lumières de la ville, continuait de ne surtout pas faire épouser à ses films les propos de ses dialogues, quitte à en faire des objets de défiance, comme quand il tournait en dérision la rhétorique de son « Dictateur ».
Verdoux peut bien mettre les rieurs de son côté (on le trouve souvent face à la caméra, prêt à prendre le spectateur à témoin, à impliquer celui-ci dans son immoralité), excuser a posteriori ses crimes au regard du contexte économique et des crimes de masse à l’œuvre dans le monde (il sévit dans l’insouciance financière d’avant le krach de 1929 et le film se prolonge jusqu’aux premières guerres des années 1930). Il peut encore faire de son cas une œuvre de sape de la morale bourgeoise, classe sociale que la caméra, quand elle ne surprend pas la consternation discrète des épouses face à l’hypocrisie des époux, explore, à l’occasion d’un mariage, telle une galerie de figures menaçantes. Si Chaplin, aux sympathies gauchistes déjà notoires, n’est pas insensible à ces aspects aux allures de circonstances atténuantes pour le personnage, voire se trouve assez misogyne pour laisser, à au moins une reprise, souhaiter que ce dernier supprime une de ses victimes, il ne cherche jamais à minimiser le caractère opportuniste et dangereux de son confort moral, le manque de confiance qu’il inspire, la réprobation qu’appellent ses agissements. Verdoux lui-même ne peut échapper à la vérité de son infamie, même si après coup il souhaitera la rejeter dans son subconscient : une fois que le krach l’a mis sur la paille et obligé à gagner sa vie honnêtement, il évoque sa phase criminelle comme un long cauchemar où tout serait opportunément nébuleux. La parole peut être habile, mais ce sont les actes qui comptent — y compris les actes manqués.
Le Charlot qui est en nous
Car la géniale audace de Chaplin n’est pas seulement d’avoir retourné comme un gant la figure de Charlot, mais aussi d’avoir continué à appliquer sur ce négatif les principes qui nourrissent son cinéma : l’art du burlesque. Soit cet art d’exprimer comiquement à travers le corps de l’individu ce que celui-ci, par conformisme personnel ou social, réprime : accidents, actes pulsionnels. Il est surprenant de voir comment, à chaque fois que l’infâme Verdoux est laissé à lui-même, voire pris en défaut ou contrarié dans ses plans, des accents du sympathique Charlot resurgissent soudain, comme si ce « nouveau Chaplin » n’était lui-même qu’un masque. C’est un effet de montage accéléré tandis qu’il feuillette et compte ses billets de banque ; c’est une grimace joviale quand son épouse manque le surprendre tentant de l’assassiner (mine contrefaite, mais dont le ridicule est bien parlant) ; ce sont une gestuelle et des acrobaties au moment où il croit s’être empoisonné lui-même, ou bouscule la personne qu’il ne devait surtout pas rencontrer. Chaplin ne se débarrasse pas si facilement de son tramp ; avant, il s’applique à le révéler, dans les failles d’un costume beaucoup moins fréquentable, et toujours en conservant cette relation de partage avec le spectateur. Ces prises en défaut finissent même par dépasser le simple mimétisme avec l’homme au chapeau melon : lors d’une conversation avec une future victime, une mystérieuse sans-abri qui met à mal son cynisme face à l’existence (et qu’il finira par épargner), le voilà qui part d’un grand éclat de rire sonore, inexpliqué, troublant voire dérangeant, manifestation incontrôlée de son trouble intérieur. Cela aussi, sans doute, dut faire peur au public de 1947 : non que Charlot eût cédé la place à un salaud, mais qu’il pût résider jusque dans la peau de ce dernier. Autrement dit : qu’il puisse y avoir un Charlot en chacun de nous pour le meilleur et pour le pire, une part d’individu prompte à prendre en défaut la façade dressée par nos refoulements ; mais aussi, que le rire pourrait bien être un symptôme des zones d’ombre de l’âme.
C’est en quelque sorte le legs du vagabond. Quant au vrai acte de décès dressé par Chaplin à son encombrante icône, il faut attendre l’avant-dernier plan du film pour le voir signifié, en beauté. Au moment où on sort Verdoux de sa cellule pour le conduire à l’échafaud, une surexposition gomme ses traits, son visage se fondant presque avec la clarté de sa chemise, faisant du sinistre amuseur un clown blanc aux accents funèbres. Ce sont Charlot et Verdoux qui s’en vont ensemble, accompagnés d’un pincement au cœur et d’une impression de gâchis moral. Chaplin, lui, est libre de se faire appeler Charles et de faire un cinéma toujours aussi drôle et incisif, mais désormais vierge de silhouettes préconçues.