Après Les Aventures de Harry Dickson par Frédéric de Towarnicki (2007) pour Alain Resnais, Capricci reprend cette belle idée de publier un scénario qui n’a pas trouvé sa forme filmique. Ici un récit post-apocalyptique signé James Agee, où le plus célèbre des vagabonds incarné par Chaplin erre parmi les ruines de New York dévastée par un bombardement atomique. Toujours intéressant, souvent passionnant, parfois extraordinaire – incluant notamment des pages de grande littérature –, cet ouvrage est des plus recommandables.
Avec un texte de John Wranovics, des lettres et sources originales, la première section de l’ouvrage introduit la relation entre James Agee et le cinéaste. Se dessine une foi dans le cinéma en général et en Chaplin en particulier, Charlot étant pour l’auteur rien moins que le membre d’une singulière trinité, en compagnie de Blake et du Christ : « il indique la voie à suivre ; cette voie consiste pour chaque individu en un “retrait absolu du monde” ; si nous suivions tous cette voie, le monde tel qu’il est disparaîtrait. » C’est donc rien moins qu’une relation de dévotion très particulière qui les unit, se perpétuant lorsque James Agee entre en contact avec Chaplin, d’une manière progressive et malaisée, mais avec un lien profond et réciproque, comme en témoignent ces adieux déchirants sur le quai d’un port, lorsque le cinéaste embarque pour l’Europe, quittant un pays tombé dans l’hystérie maccarthyste. Chaplin et Agee, ce serait un peu la rencontre du génie génial et de l’artiste maudit. Agee possède le rapport tragique au monde d’un talent fou (critique de cinéma, journaliste, scénariste, écrivain) fauché par une courte existence – il décède en 1955, à l’âge de 45 ans –, consacrée par un prix Pulitzer posthume en 1958, pour A Death in the Family.
Avec d’autres, James Agee sort de la Deuxième Guerre mondiale dans un état de crise de conscience faisant largement écho à celle d’Albert Camus, celle d’un monde qui, après Hiroshima et Nagasaki, a enfanté des moyens scientifiques de son autodestruction et s’apprêtant à vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus du crâne. Un thème qu’il aborde du point de vue journalistique, puis littéraire avec Le Jour de la consécration, satire noire et cinglante où le monde s’apprête à ériger un monument à la bombe. C’est à la même époque qu’il écrit Le Vagabond d’un nouveau monde pour Chaplin. Le point de départ s’avère limpide, aucun être ne survit à un bombardement atomique sur New York, sauf un, par le plus parfait des hasards : le vagabond. Peu à peu d’autres survivants apparaissent, des quidams d’un côté et un groupe de scientifiques de l’autre. Un clivage s’organise entre deux communautés, dont celle du vagabond où règne une survie instable et hasardeuse, touchée par une sorte une grâce perpétuelle et fragile, entre anarchisme et fouriérisme. À celle-ci s’opposent des scientifiques, tyrans tyrannisés par la technologie, souhaitant reconstituer un monde de raison pure. La dynamique du récit est celle de la tension et du combat entre ces deux hypothèses de réinvention de l’humanité ; un possible réenchantement d’une part ou une deuxième destruction, définitive, après l’apocalypse, du fait de cette dictature de la science : « ce sont le mari et les enfants de la femme, que les scientifiques traitent comme des animaux sauvages, ou des bombes. Les membres de la Famille se reconnaissent, réalisent qu’ils sont sains et saufs, s’apprêtent à s’embrasser. Les chefs sont bien trop sages pour les y autoriser. » Agee pousse loin cette idée de prison technologique, et ce rapport déshumanisé – chosification, animalisation – à autrui n’est pas sans faire songer à l’imaginaire concentrationnaire et à la science nazie. Considérablement travaillé par l’histoire récente, Le Vagabond d’un nouveau monde se présente aussi comme un grand récit d’anticipation, le lien avec Wall-E fut établi à la sortie de ce dernier en 2008 par le critique Mick LaSalle. Quant à la névrose qui s’empare de la machine, elle n’est pas sans rappeler le fameux H.A.L. du 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick, certes sous une forme sensiblement dissemblable.
Le développement du scénario est très inégal et assez décousu, de la simple esquisse à un stade plus avancé, l’ouvrage présente même un découpage assez précis du prologue. Ceci n’empêche nullement une force d’évocation, y compris visuelle, qui subjugue. Notamment les premiers pas du vagabond après la déflagration, quand il retrouve le policier qui le poursuivait avant celle-ci : « Il marche avec prudence, regarde autour de lui. Il découvre le policier. […] La force, l’éclat, la chaleur de la bombe l’ont écrasé. Il n’est plus qu’une photographie légèrement déformée, plaquée sur le mur lisse d’un building, un arrêt sur image. Un morceau de lui est penché, collé au coin d’une fissure. […] Il remarque le revolver du policier dans son étui, le dégage du bout des doigts, le retire avec soin. Le revolver est aussi mince qu’une feuille d’aluminium. » Se déploient ensuite une puissante et subversive vanité de la civilisation industrielle, un instantané en deux dimensions du dernier moment du monde, où l’effroi ressenti à la lecture est à la hauteur de la catastrophe. Agee n’oublie cependant pas de tirer des gags de la terrible situation, dont le rendu aurait sans doute été plus dilaté (ou, sans mauvais jeu de mot, moins explosif), suivant en cela l’évolution de la filmographie de Chaplin, des slapsticks des années 1910 au Dictateur et plus encore Monsieur Verdoux en 1940 et 1947. En témoigne cette situation où le personnage est tiraillé par la faim alors que les aliments ont été irradiés. Le voici aux prises avec un immense morceau de fromage : « il en met une vingtaine de centimètres de côté, se retrouve avec un morceau gros comme une miche de pain. Il renifle : non. Il en coupe encore un peu plus, son morceau a la taille d’une boîte de conserve. Il renifle : non. Il en coupe encore un peu plus : sa part est à présent toute petite, elle a la taille d’un morceau de sucre. Il la prend entre ses doigts avec délicatesse, la renifle, la mordille, la recrache effrayé, rejette le reste. » Avec, dans une certaine mesure, le monde à sa disposition, le vagabond reste condamné à la frugalité.
La solitude inaugurale de Charlot parmi les ruines organise un retour du cinéma au stade du muet, entièrement basé sur la pantomime. On ressent par ailleurs chez le dévot chaplinien qu’est Agee la tentation d’une œuvre somme, plus encore que ce qu’il formule lui-même. Alors qu’une scène dans un palais des glaces fait écho à celle, géniale, qui se déroule dans Le Cirque, le second survivant qu’il découvre est un enfant, ce qui renvoie évidemment à The Kid, puis une jeune femme, on songe alors particulièrement aux Lumières de la ville. Aussi d’un point de vue thématique, cette idée d’une (re)visite de l’œuvre de Chaplin se perpétue : la tyrannie technologique pour Les Temps modernes, la question du pouvoir et la conflictualité entre humanisme et totalitarisme, entre le barbier et Hynkel dans Le Dictateur. Au sujet de ce dernier, on peut d’ailleurs raisonnablement énoncer l’hypothèse que, dans l’esprit de Agee, ce scénario vient refermer la parenthèse ouverte en 1940 avec ce film annonciateur d’une partie de la catastrophe. Il est certain que si Le Vagabond d’un nouveau monde avait vu le jour, il aurait enfoncé le clou du virage amorcé par Monsieur Verdoux en 1947, mais cette fois avec la présence à l’écran du vagabond. La dimension cathartique du rapport tragique au monde du genre et des personnages burlesques, l’expérimentation du monde subversive et sans apprentissage qu’ils en font auraient trouvé ici une expression singulière, d’une puissance inédite, presque déstabilisante.