Curieuse anomalie que la distribution française du nouveau film des frères Farrelly. Qu’on repense à l’époque de Mary à tout prix (1998), où Peter et Bobby étaient désignés comme les hérauts d’une nouvelle espèce de comédie américaine, en forme d’offense permanente et bienvenue au politiquement correct. Pourtant, ces Trois Corniauds (The Three Stooges), malgré un résultat pas honteux au box-office américain, n’auront droit dans nos contrées qu’à une sortie technique. Sans doute la référence presque exclusivement américaine qui pèse sur ces « Stooges » y est-elle pour quelque chose. Il n’en demeure pas moins un sentiment d’injustice : sortant d’une période où ils semblaient se chercher sans trop se retrouver, les Farrelly livrent ici leur film le plus inspiré depuis un bon moment.
Néo-slapstick
Cela faisait quelques films — disons au moins deux : Les Femmes de ses rêves et surtout B.A.T. (Bon à tirer) — qu’on craignait de voir les Farrelly nous abandonner peu à peu, renoncer aux spécificités qui rendent leur cinéma si estimable et qui culminent dans des sommets comme Fous d’Irene. Tandis que les caractéristiques les plus ostensibles et vendeuses de ce dernier (vulgarité, gags scatologiques et sexuels) étaient assimilées par le cinéma hollywoodien mainstream (des American Pie jusqu’en amuse-gueule des émanations de Judd Apatow), les derniers ouvrages de la fratrie peinaient à transmettre leur identité à force de vouloir l’infiltrer dans des cadres conventionnels. Leurs films commençaient à ressembler à ceux de leurs petits suiveurs, et ce qui en faisait le prix en termes de regard sur le monde se diluait sensiblement : leur amour pour les freaks et les non-conformes aux standards (y compris ceux de l’intelligence qu’ils ne flattent jamais, revoir leur premier fait d’armes Dumb & Dumber pour s’en convaincre), leur usage affirmé mais jamais terroriste de la régression et de la provocation comme révélateurs des pulsions et antidotes contre les bien-pensants. Ce sont ces petits trésors-là qu’ils retrouvent ici de manière inespérée, à la faveur de la réalisation d’un projet vieux d’une dizaine d’années et suscité par une fibre rarement perçue chez eux : la déférence cinéphile.
The Three Stooges réactualise en effet une institution du cinéma comique américain, établie des années 1940 à 1960 (essentiellement par des courts métrages) et qui continue depuis de faire le bonheur de la télévision outre-Atlantique. Le trio vedette, Moe (celui à la coupe au bol), Curly (le trapu chauve) et Larry (le demi-chauve bouclé), s’y livrent à des facéties de farce et de comédie slapstick à base de cascades et de coups échangés avec le corps ou des instruments divers, le tout avec force bruitages rigolos et jamais le moindre bobo. À partir de prémices basiques (les Stooges doivent réunir 830 000 dollars en trente jours pour sauver de la fermeture l’orphelinat qui les a élevés), les Farrelly recréent le trio avec un impeccable mimétisme : dégaines et jeux d’acteurs reproduits à l’identique, cascades et violences physiques adéquatement bruitées, division en trois segments comme référence au format court. Le seul changement notable entre les anciens et les nouveaux Stooges est qu’à l’effacement d’une caméra statique et seulement vouée à attendre les échanges de baffes, Peter et Bobby substituent leur regard plein d’empathie et ouvert sur l’extérieur, attentif aux personnages secondaires, replaçant ainsi les trois zouaves dans le monde. Y contribue l’habituel humour irrévérencieux de la fratrie, moins basé qu’à l’accoutumée sur les sécrétions en tout genre, mais toujours pas avare de pointes rentre-dedans, entre saillies verbales de vulgarité, petites vacheries envers l’institution religieuse (mention spéciale à sœur Mary-Mengele — oui, du nom du fameux nazi — campée par… Larry David, l’imbuvable avatar de Woody Allen dans Whatever Works), les avocats (le jeu de mots sur un nom de cabinet pour « bottez-leur plus fort le bas-ventre ») et la télé-réalité (Moe s’incruste dans une émission de ce type et… en repousse les limites).
Le réveil des figurines
Le pari est risqué : en habitant ainsi de leur mise en scène un dispositif jadis corseté pour le connecter à leur propre vision du monde, les réalisateurs déjouent l’arbitraire rigide de ce dispositif, mais surtout mettent en évidence l’ineptie absolue des péripéties des Stooges, l’inconséquence totale de leurs actes confinant même à une immoralité propice au malaise. Ainsi, non contents de rivaliser de sévices corporels et d’objets contondants lourds à faire résonner sur leurs caboches, leur idiotie les pousse-t-elle à ne reculer devant aucun expédient pour arriver à leurs fins somme toute honorables, même exécuter un contrat d’assassinat (que bien sûr ils rateront lamentablement). De quoi laisser penser que les Farrelly se livreraient à un remake déguisé de Dumb & Dumber, avec pour seule plus-value la dénudation du spectacle comique dans toute son imbécillité. Si l’hypothèse n’est pas infondée, ces cinéastes se révèlent plus fins que cela. Leurs « Stooges » ne sont pas exactement des idiots, ils sont précisément ce pour quoi on les a invoqués ici : des icônes, servant d’exutoire par le rire aux instincts primaires et violents du public. Et leur film en montre une discrète, mais parfaite conscience qui non seulement conjure d’un coup le malaise possible face à la violence, mais confirme ces icônes comme de réels personnages. À un moment, Moe va jusqu’à frapper Curly sur la tête avec une tronçonneuse en marche. Comme il se doit, Curly ne subit aucun dommage, mais alors — bref instant pas si anodin — Moe contemple d’un air perplexe les dents tordues de la tronçonneuse. À cet instant, le film prend acte, aux yeux du spectateur et des protagonistes avérés bien conscients, de leur statut de figurines aveugles et soumises au programme du slapstick. Plus loin, c’est encore Larry à qui on a arraché une touffe de ses cheveux bouclés et qui, à la fin de la scène, les remet en place, soucieux de conserver son intégrité.
The Three Stooges virerait-il alors au méta-film, comme un processus narratif se regardant et se remettant en cause lui-même ? N’y songeons même pas. C’est là l’extrême modestie du cinéma des Farrelly, de ne jamais regarder de haut leurs personnages, de les laisser libres de leurs errements, de leurs fantasmes et des coups d’éclat qui s’ensuivent, surtout de ne jamais rompre le contrat de connivence entre le spectateur et le spectacle de régression/transgression. Et celui-ci de se poursuivre comme si de rien n’était — ou presque : s’y ajoute une assurance supplémentaire que nous ne trouverons pas notre exutoire dans une mécanique froide (celle-ci étant ici bien mise à nu dans toute sa crudité), mais dans des figures humaines qui, malgré leur énormité monstrueuse, s’adressent quelque part à nous et méritent toute notre considération, puisque des cinéastes savent leur en porter.