Don Shirley (Mahershala Ali), un pianiste noir virtuose, entreprend une tournée de concerts dans les États du Sud ségrégationnistes aux États-Unis. Il engage Tony Lip (Viggo Mortensen), un maître d’hôtel italo-américain temporairement au chômage, comme chauffeur et garde du corps. À partir de cet argument narratif inspiré d’une histoire vraie, Green Book tresse en creux de son écriture un principe de découpe qui rend compte de la complexité des rapports entre les personnages. Par exemple, lors du premier concert privé à Pittsburgh, Tony attend à l’extérieur d’une maison en compagnie des autres chauffeurs noirs. Celui-ci surprend alors l’un d’eux qui observe les mondanités par une fenêtre et le rejoint. Le champ-contrechamp qui s’ensuit, entre l’extérieur et l’intérieur de la demeure, pointe dès lors une anomalie. Selon la ségrégation en vigueur, les chauffeurs noirs sont assignés à l’extérieur de la demeure tandis que les blancs fortunés profitent à l’intérieur du concert dispensé par le trio de Don Shirley. Or le champ-contrechamp intervertit les positions liées à la couleur de peau de Don et Tony et par là même met en parallèle leur situation dans l’espace : le premier est en effet à l’intérieur, entouré de blancs, quand le second se tient de l’autre côté de la fenêtre, place pourtant assignée aux chauffeurs noirs. Cette séquence, qui met en jeu un rapport de classe redoublant un rapport de race, s’inscrit ainsi dans la continuité du film : Tony, dépeint d’emblée comme raciste – il jette ainsi à la poubelle les verres dans lesquels ont bu deux ouvriers noirs –, est engagé par un afro-américain pour lequel il devra travailler. De ce contrat social découle une position particulière des deux corps lors de leurs interactions : l’un sur un trône, l’autre sur une chaise (lors de leur rencontre), l’un au volant, l’autre sur la banquette arrière (lors du voyage en voiture), etc.
Gestes dissonants
C’est à partir de cette relation dissonante que le comique farrellien trouve matière à son déploiement. Il s’incarne d’emblée par une succession de petits gestes qui mettent à mal la violence symbolique qui aurait pu faire barrière à leur amitié. Lorsque Tony entre dans l’appartement de Don pour la première fois, tout semble pourtant opposer les deux hommes : Mortensen joue un Tony bedonnant, rustre et bougon quand Ali campe un personnage grand et fin, raffiné et hautain. Chacune de leurs interactions implique cette différence corporelle, culturelle (Tony connaît mieux le rock’n’roll noir que son patron) et langagière (Don aide Tony à écrire des lettres romantiques à sa femme). C’est pourtant dans les excès de jeu que les deux acteurs parviennent à une alchimie malgré leurs dissonances, notamment en ce qui concerne leur rapport à la nourriture. Lorsque par exemple ils s’arrêtent pour emporter du poulet frit, Tony le dévore avec voracité tandis que Don, qui s’est laissé convaincre d’y goûter, tient le manchon du bout des doigts et le mange avec délicatesse.
Triple exclusion
La deuxième moitié du film, qui était jusqu’alors dominée par l’humour, se teinte d’une tonalité plus mélancolique où le découpage de l’espace apparaît plus nettement comme vecteur d’exclusion pour Shirley. De la même manière que le territoire américain est fracturé entre des États progressistes et des États ségrégationnistes (qui imposent par exemple une séparation entre les hôtels pour blanc et les hôtels pour noirs, recensés dans le « Green Book »), l’espace fait bien souvent l’objet d’une fracture qui isole le pianiste. Lors de la première nuit que les personnages passent dans un hôtel, qui n’est pourtant pas régi par les lois Jim Crow, l’espace se voit ainsi hiérarchisé entre une piscine autour de laquelle le violoncelliste et le contrebassiste discutent avec deux jeunes femmes et le balcon où Don boit seul. Si l’on peut y voir un premier temps une forme de distinction de classe, cette solitude dissimule en réalité une triple exclusion pour le personnage qui s’incarne là encore dans le découpage : 1) une exclusion de la communauté afro-américaine, majoritairement pauvre, avec laquelle il ne partage rien, 2) une exclusion de la communauté blanche qui, en dépit d’une reconnaissance de surface, n’hésite pas à lui indiquer les toilettes pour noirs qui se trouvent dans le jardin, 3) une exclusion de la norme hétérosexuelle, qui lui vaut violences physiques et humiliations.
Cette solitude est toutefois battue en brèche dans la dernière partie du film qui inverse lors d’une scène la position des corps induite par le rapport de classe : Don prend la place au volant de Tony, épuisé, afin que ce dernier puisse rejoindre à temps sa famille pour le réveillon de Noël. Le film substitue ainsi l’amitié à la relation de classe comme dynamique spatiale.