Il y a comme une délicieuse incongruité à voir Mary à tout prix revenir en salles dans une version restaurée : le mélange dégoulinant d’humour régressif et de bons sentiments propre aux films des frères Farrelly fait presque figure de furoncle purulent sur la digne figure du cinéma de patrimoine – quand bien même cette curieuse comédie romantique paraît relativement sobre et de bon goût en comparaison de Dumb & Dumber, de Fous d’Irène ou de L’Amour extra-large. Quoi qu’il en soit, il est émouvant de retrouver sur grand écran ce grand classique des locations de vidéo-club et des rediffusions câblées, dont la folie douce ravive le souvenir d’une décennie miraculeuse pour la comédie américaine.
Une fois n’est pas coutume, on peut saluer l’initiative du distributeur français qui a choisi, en 1998, de traduire le titre original There’s Something About Mary par Mary à tout prix : le film raconte avant tout l’obsession maladive des protagonistes masculins pour une figure féminine idéalisée qu’il s’agit de conquérir par les moyens les plus douteux possibles. À la manière du shallow Hal interprété par Jack Black dans L’Amour extra-large, qui apprend à aimer une femme au-delà de son apparence, Ted (Ben Stiller) doit prendre conscience de l’aspect morbide de sa fixation sur Mary (Cameron Diaz) – la cohorte de prétendants de la jeune femme, tous plus monstrueux les uns que les autres, constitue en quelque sorte le reflet exacerbé de sa propre fascination (« j’ai réalisé une chose : je ne vaux pas mieux que ces mecs », finira-t-il d’ailleurs par avouer). Mary, en parallèle, réalise au contact du visqueux Pat Healy (Matt Dillon), se présentant à elle comme une incarnation grotesque de l’idéal masculin qu’elle décrit à ses amies, qu’elle attend autre chose d’un partenaire. Le couple ne se formera véritablement que lorsque l’un et l’autre auront compris qu’un amour authentique ne tient pas à la poursuite d’une image idéalisée, mais au bonheur d’être simplement bien ensemble.
Ce conte moral avance cependant masqué sous les dehors d’une comédie outrageusement grasse et provocatrice. Vingt ans après sa sortie, la manière dont Mary à tout prix joue de clichés sexistes, homophobes, capacitistes ou spécistes fera sans doute grincer quelques dents, mais dans cet univers peuplé de freaks, aucune norme érigée en modèle ne vient fournir de contrepoint à l’altérité caricaturée à gros traits. Au contraire, les personnages les plus abjects et véritablement déviants du film se révèlent être un Casanova de supermarché et un bon père de famille. Chez les Farrelly, tout le monde en prend pour son grade, et par extension tout le monde (ou presque) est digne d’affection. À cet égard, leur cinéma relève davantage des excès transgressifs d’un Mel Brooks ou d’un John Waters (à qui on aurait limé les dents), que de l’imaginaire plus réactionnaire d’un Judd Apatow, chez qui la réhabilitation des geeks a pu volontiers se construire contre des figures féminines castratrices.
Architecture comique
L’absence revendiquée de subtilité est contrastée par la sophistication de leur artisanat comique, perceptible dès le morceau de bravoure au cœur du flashback ouvrant le film : la longue séquence où Ted, venu chercher Mary pour l’emmener au bal de promo, enchaîne gaffe sur gaffe jusqu’à finir à l’hôpital. Au départ, le comique tient initialement aux costumes – Ben Stiller grossièrement grimé en adolescent boutonneux – et aux situations – l’accueil glacial du beau-père noir de Mary et l’attaque inattendue de Warren, son frère en situation de handicap. Dans un second temps, la mise en scène prend le relai. Par la fenêtre des toilettes, Ted observe d’un œil langoureux un couple de colombes en train de roucouler sur une branche. Les oiseaux s’envolent brusquement et le point bascule à l’arrière-plan sur la fenêtre où Mary et sa mère le dévisagent horrifiées, persuadé que Ted est en train de se masturber en les regardant. Paniqué, il se rhabille à la hâte et coince son sexe dans la fermeture éclair de son pantalon – ce qui nous est signifié par un plan de coupe sur la rue où son glapissement effraie les passants. La scène bascule alors dans une forme de cauchemar éveillé. La pièce close des toilettes où s’est cloîtré Ted, sanctuaire d’intimité par excellence, se retrouve peu à peu envahie par un afflux de corps étrangers – les parents de Mary, puis un policier qui entre par la fenêtre et un pompier passant par là –, tous déterminés à regarder ou à toucher son sexe en souffrance. Et parce que nous sommes chez les Farrelly, ce qui nous est initialement signifié par la réaction horrifiée des témoins nous est finalement montré dans un très gros plan : un affreux testicule en latex torturé par le zip. Lorsque le flic décide de forcer (littéralement) la résolution du problème, la séquence s’achève brusquement par une coupe franche sur le visage d’un infirmier qui hurle comme un dément « We have a bleeder ! ». Tous les registres de comique – visuel, langagier, de situation – rencontrent les possibilités du cinéma – passages du champ au hors-champ, précision au scalpel du découpage, travellings, etc. – pour ériger un monument grotesque, à la fois hilarant et terrifiant. Si peu de scènes se hissent ensuite à ce niveau d’architecture comique, le film parvient néanmoins à maintenir une drôlerie constante qui tient moins à l’accumulation de gags qu’au sentiment de totale absurdité finissant par s’en dégager. Il atteint en réalité d’emblée son « moment-éléphant », ce point de non-retour des meilleures comédies où un vent de folie semble emporter définitivement tout un film – à la manière de l’irruption du pachyderme peinturluré dans le dernier tiers de The Party de Blake Edwards.
Si le film réussit aussi bien le mariage du pipi-caca et des bons sentiments, c’est aussi par la grâce de ses comédiens, idéalement distribués. Matt Dillon, ahurissant dans un numéro d’autoparodie de son image de bellâtre gominé, prend en charge le gros de la part purement comique du film, au côté d’une galerie de seconds rôles hauts en couleur, de l’inénarrable voisine autobronzée de Mary à un stalker fétichiste ravagé par l’eczéma. Ben Stiller, par contraste, joue plutôt les clowns blancs, subissant avec un sérieux relatif les catastrophes diverses dont son personnage est la victime. C’est à lui que revient la plus belle scène du film : cette déclaration d’amour faite de dos, alors qu’il sait qu’il n’a plus rien à perdre. Quant à Cameron Diaz, apparue au cinéma sous les traits caricaturaux d’une bimbo à la Tex Avery (The Mask), puis reconvertie dans la comédie noire (L’Ultime Souper), elle gagne ici à raison ses galons de star, dans la foulée d’un second rôle remarqué dans l’excellent Mariage de mon meilleur ami de P. J. Hogan, où elle parvenait déjà à voler la vedette à Julia Roberts. On retient souvent de Diaz son sourire extatique, emblématique de son mélange désarmant de malice et de candeur qui lui permet d’enjamber sans difficulté des sommets de vulgarité, tel l’inoubliable « penis song » des Allumeuses. Mais elle fait aussi preuve d’une vulnérabilité qui affleure déjà ici et se déploiera pleinement dans ses performances dramatiques ultérieures (Vanilla Sky de Cameron Crowe, In Her Shoes de Curtis Hanson ou The Box de Richard Kelly). Si Mary Jensen, cool girl avant l’heure, réussit à trouver une consistance à l’écran, c’est avant tout grâce à elle.