Chaque semaine durant le confinement, nos rédacteurs profitent de rediffusions télévisées pour évoquer quelques films marquants.
L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford
Diffusé sur OCS Géant le 02/05 à 22h20.
Dans la filmographie de John Ford, L’Homme qui tua Liberty Valance peut paraître de prime abord imposant, de par sa renommée et de par son style, qui en font un film particulier à appréhender dans l’œuvre du cinéaste. Le scope noir et blanc (comme Psychose, La Garçonnière, et d’autres grands films américains des années 1960 qui sonnent le glas du classicisme hollywoodien) et les éclairages expressionnistes (le film, tourné en studio, fait la part belle aux jeux d’ombres) ont quelque chose de trop précieux, le scénario, brillant, se réclame peut-être trop directement du testament (on y retrouve deux des grandes figures fordiennes habituellement séparées, à savoir l’homme de loi, le juste, incarné par James Stewart, et John Wayne, figure fordienne en soi, l’homme fort qui se défend seul), et le méchant du film (Lee Marvin), condamné par le titre, fait preuve d’une sournoiserie inhabituelle chez le cinéaste, préfigurant en cela le diabolisme de certaines figures du western spaghetti. En somme, on est loin des chefs-d’œuvre discrets en 1:33, loin aussi de La Prisonnière du Désert (1956), plus retors, et loin encore de Frontière Chinoise (1966), dernier film de Ford, adieu plein de panache et de mélancolie. La grandeur de Liberty Valance repose pourtant moins sur son impressionnante ossature de film total que sur certains de ses interstices. Ainsi, savoir qui de Tom Doniphon (John Wayne) ou de Ransom Stoddard (James Stewart) a tué Liberty Valance importe moins que de les voir tour à tour se laisser la place de prétendant d’Hallie (Vera Miles) dont ils sont tous les deux amoureux. De la même façon, l’électricité qui flotte dans l’air entre trois grands acteurs dans la fameuse scène du steak ne vaut pas les larmes que déclenche celle qui se déroule quelques mètres plus loin dans la cuisine, lorsque Ransom, qui a prêté son livre de droit à Hallie, ne comprend pas tout de suite qu’elle ne sait pas lire. Enfin, toute la cruauté dont peut faire preuve Liberty Valance ne dissimule pas totalement sa tristesse, entièrement contenue dans sa magnifique réplique « I live where I hang my hat » (« Je vis là où j’accroche mon chapeau »), seul semblant d’information que l’on tirera du personnage en guise de backstory. Disons-le alors, malgré l’amertume de la célèbre maxime finale : « When the legend becomes fact, print the legend » (« Quand la légende dépasse la réalité, publie la légende »), L’Homme qui tua Liberty Valance n’est pas un film à la froide perfection mais bien l’un des meilleurs films de John Ford, donc l’un des plus beaux films du monde.
Marin Gérard
Mary à tout prix de Peter et Bob Farrelly
Diffusé sur Ciné + Émotion le 02/05 à 22h40.
L’accident de braguette de Ted Stroehmann (Ben Stiller) est le premier grand moment de comédie de Mary à tout prix. Résumons-le : Ted, ado au physique ingrat, a décroché un rendez-vous avec la plus belle fille du lycée, Mary (Cameron Diaz). Le voilà promu cavalier pour le bal de fin d’année, arrivant en grande pompe dans un costume hideux : « ocre et taupe », précise-t-il. La soirée commence mal : en voulant faire plaisir à Warren, le frère handicapé de Mary, Ted déclenche une crise violente et se fait projeter sur la table du salon, qui vole en morceaux. Légèrement blessé à la lèvre, il doit passer aux toilettes et en profite alors pour pisser. Se tournant vers la fenêtre, il aperçoit d’abord un couple de tourterelles suspendu sur les branches d’un arbre : moment de naïveté totale, accompagné off par les paroles d’une chanson des Carpenters (« Why do Birds suddenly appear… »). Mais la magie se dissipe vite : les oiseaux s’envolent et dévoilent la fenêtre d’en face, ouverte et bien visible : on y voit Mary, en soutien-gorge, en train de réajuster sa robe de bal avec l’aide de sa mère. Vu de profil, Ted se trouve dans une posture délicate, qui laisse croire à sa future cavalière qu’il est en train de se masturber en la regardant. C’est à ce moment qu’arrive l’accident : décontenancé, Ted se blesse en voulant remonter la fermeture de sa braguette. De quoi rient ici les frères Farrelly ? De la poisse de Ted bien sûr, elle est démontrée tout au long du film. Mais aussi de la moralité du teen drama américain, qui ne cesse de raconter des histoires de masturbation entre garçons tout en occultant le sexe masculin, même dans les versions les plus déjantées du genre (American Pie par exemple, sorti un an après Mary). L’audace de la scène, sa très grande réussite comique aussi, tiennent au fait que les Farrelly diffèrent la représentation de « la chose » coincée dans la braguette : ils la rendent d’abord indescriptible (« merguez ou pois chiches ? », demande le beau-père de Mary), puis la présentent à un cortège de témoins (la mère de Mary, un flic, un ouvrier de passage) qui ne viennent que pour voir et souligner la visibilité de ce qui ne peut pas être représenté à l’écran. C’est sous l’œil hilare du dernier témoin qu’apparaît enfin un petit bout de chair rose, qui ne donne pas au spectateur une idée précise de ce qui a été déchiré par la braguette de Ted : merguez ou pois chiche ?
La comédie n’est pas seulement chez les Farrelly un art du gag (on a tendance à les cantonner dans la slapstick comedy) et des enchaînements théâtraux (portes qui s’ouvrent et se ferment, entrées et sorties de personnages, ce en quoi ils revisitent l’héritage de Lubitsch), c’est aussi un jeu avec les interdits et le refoulé – qui ne peut qu’affleurer sans tout à fait apparaître dans un film aussi mainstream. Cacher le sexe masculin, faire peser sur celui-ci le trouble d’une érection ou pire, la menace d’une masturbation, est bien l’intention de mise en scène qui parcourt toute la séquence « de la braguette ». De l’envol des oiseaux perchés sur l’arbre (qui révèlent un fantasme banal de garçon : voir les seins d’une fille) jusqu’au moment où Ted sort de la séquence sur une civière, la comédie ouvre une porte sur l’intimité de la sexualité masculine. Et elle va tellement loin sur ce terrain qu’elle doit presque s’en excuser, par un raccord de bienséance qui nous ramène à un autre niveau de narration : une quinzaine d’années plus tard, Ted est chez le psy et revient sur ce trauma d’adolescence. On peut difficilement imaginer transition plus intelligente : voilà « la chose » enfin mise en discours, rétablie dans l’ordre d’un logos puritain et culpabilisant. Il faudra que Ted revoie Mary pour que le malentendu de sa jeunesse refasse surface — et ce sera dans une autre grande scène comique : celle du gel.
Jean-Sébastien Massart
Scarface de Brian De Palma
Diffusé sur TCM le 03/05 à 22h50.
La fin de Domino l’a récemment montré : à l’heure où la guerre se joue caméra en main, la lutte pour le pouvoir s’opère par l’intermédiaire d’images qui débordent et sortent de leur cadre. Cela implique pour les personnages d’essayer d’en prendre le contrôle ou de saboter les mises en scène de leurs adversaires. À cet égard, la trajectoire de Tony Montana dans Scarface, sorti en 1983, a tout l’air d’une prophétie. Son ascension ne se limite pas seulement à une prise de pouvoir matérielle et financière sur ses rivaux, mais se traduit aussi par un renversement de son rapport aux images. Dans une scène restée célèbre (celle de la tronçonneuse), Montana prend la place d’un simple figurant, tiraillé entre deux régimes d’images sur lesquels il n’exerce encore aucun contrôle : à sa gauche, un paysage paradisiaque peint par William Deshazo ; à sa droite, une émission de télévision dont le volume, poussé au maximum, couvre les cris de son équipier massacré. Tony est non seulement pris en otage par ses tortionnaires, mais également pris en étau entre peinture et télévision, deux arts visuels qui borderont ensuite sa progression. C’est par exemple le cas lors de la séquence où il prend l’ascendant sur ses supérieurs. Désormais du côté des images, Tony se positionne devant une tapisserie dont les couleurs rappellent celles du tableau de Deshazo, puis renverse l’organisation mafieuse en abattant son ancien patron. Plus tard, son triomphe est mis en évidence par l’omniprésence de la télévision dans les pièces principales de sa demeure. Le temps d’un plan, les écrans de son bureau forment même une auréole, tandis que dans sa salle de bain, des images de vidéosurveillance sont diffusées à côté d’une émission TV. Les excès de Tony, ivre d’images, se retourneront contre lui dans un finale resté dans les annales. D’abord surcadré comme une figure piégée par les bordures d’une télévision, il finit par se dissoudre dans l’eau bleutée d’une piscine en forme de grande aquarelle. Le sang de Tony se résume dès lors à sa couleur : du rouge, qui déborde jusqu’à encercler le bassin.
Corentin Lê
Le Grand silence de Sergio Corbucci
Diffusé sur Action le 04/05 à 19h07.
À bien des égards, Le Grand silence de Sergio Corbucci est un western spaghetti atypique, dont la beauté tient à une certaine manière de conjuguer des contrastes très marqués. On a en effet rarement vu un western aussi sale et noir se tenir dans un décor aussi virginal (les étendues enneigées des Pyrénées espagnoles – l’intrigue se déroule dans l’état montagneux de l’Utah) ; on a rarement entendu partition aussi somptueuse (Morricone, en grande forme) magnifier un dénouement aussi désespéré ; on a rarement vu, aussi, Corbucci mêler de la sorte la brutalité et l’âpreté de son cinéma à des intonations lyriques si marquées. Même le finale, auquel le film doit sa renommée, repose sur une bifurcation inattendue du western vers le film d’horreur, où brille le démoniaque Loco (Klaus Kinski), impérial de malice contenue, dont les traits anguleux jurent autant avec l’éclat azur de ses yeux qu’avec la douceur ironique de sa voix italienne (comme tous les films transalpins de l’époque, Le Grand silence est post-synchronisé). C’est là, malgré son caractère souvent inégal, le film oscillant entre éclats plastiques (l’embuscade de Snow Hill dans la brume blanche) et séquences moins tenues, que Le Grand silence laisse sans voix, tel son héros muet (Jean-Louis Trintignant). Mais c’est peut-être pour une autre scène, plus discrète, qu’il mérite tout à fait d’être vu, celle qui voit Loco piéger et assassiner le shérif Burnett, un personnage important à l’échelle de l’intrigue, ce qui rend sa disparition d’autant plus frappante. Car, à la lettre, le shérif disparaît en deux plans dans les eaux gelées d’un lac que les balles de Loco viennent fissurer : on ne voit qu’un trou, puis un corps tomber du cadre. Dans un film où la justice se voit jusqu’au bout dévoyée par des chasseurs de prime ou corrompue par l’horizon de la vengeance, il n’est guère anodin que le seul représentant de la loi finisse ravalé par le montage, ce qui précisément organise, fait ordre, structure. C’est une séquence radicale et soudaine — on ne voit pas le shérif mourir, il sort simplement du champ comme du film, pour ne plus jamais y revenir. Par cette trouvaille de mise en scène, Corbucci donne au film son sommet secret, quelques brèves secondes où le chaos triomphe de l’ordre, où le silence et le vide naissent d’un grand fracas.
Josué Morel