La parution de ce coffret édité par Carlotta apporte un nouvel éclairage sur le cinéma du versatile et insaisissable Richard Fleischer. Réalisés dans un intervalle de deux ans, ces trois films en apparence bien distincts ont cependant pour point commun de toucher, de près ou de loin, à la question du Mal, du point de vue d’un criminel (L’Étrangleur de Rillington Place), d’une victime (Terreur aveugle) et de ceux qui le côtoient (Les flics ne dorment pas la nuit). On devine donc ce qui a poussé l’éditeur à choisir ces trois films en particulier : la volonté de faire émerger une cohérence pour donner à voir Fleischer comme un auteur, ce que confirme la teneur des suppléments comprenant des interventions de Nicolas Saada (auteur de la préface des trois films) et de trois cinéastes français (Christophe Gans, Nicolas Boukhrief et Fabrice Du Welz). Cet axe Cahiers-Starfix, deux générations de critiques que Nicolas Boukhrief mentionne d’ailleurs, a ainsi pour mission de revenir sur une œuvre que les intervenants susmentionnés considèrent de concert comme sous-évaluée. Si la parole de Saada se révèle dans cette perspective assez précise quant à la spécificité de l’écriture de Fleischer, les interventions de Gans, Boukhrief et Du Welz ne donnent toutefois guère de clefs suffisamment pertinentes pour percer le secret d’une filmographie aussi diverse qu’irrégulière. Les films, eux, apportent par contre un certain nombre de réponses pour comprendre quel cinéaste était Fleischer.
La jeune fille et la mort
Terreur aveugle, probablement la plus belle découverte du coffret, est un film qui frappe en premier lieu par son extrême rigueur. Le pitch est simple : une jeune aveugle, Sarah (Mia Farrow), retourne chez sa sœur quelques semaines après l’accident qui a provoqué sa cécité tandis qu’un pervers meurtrier, identifié par ses seules bottes étoilées et sa gourmette d’argent, s’en prend à elle et à sa famille. Le film orchestre ainsi un affrontement sans cesse différé entre une aveugle et un voyeur (le film commence littéralement par l’apparition du meurtrier devant un cinéma X) et creuse un sillon étrange, entre le film d’horreur et le portrait minutieux d’une handicapée. La très belle idée du film est de faire du personnage de Mia Farrow une jeune fille doublement cernée par la mort – morts qui peuplent pendant tout une partie du film la maison dans laquelle séjourne l’héroïne, et mort qui accompagne l’avènement de l’automne, avec ses feuilles qui volent dans le vent, son herbe boueuse et ses arbres décharnés. Fleischer joue ainsi de la cécité du personnage pour nourrir un redoutable suspense (par essence, le spectateur voit tout tandis que l’héroïne ne se rend compte de rien) mais aussi pour décrire, avec une sécheresse impressionnante, les gestes et les actions les plus simples de Sarah.
Car plus qu’un véritable film d’épouvante, Terreur aveugle brosse surtout, en deux temps, le portrait d’une femme qui pallie d’abord son handicap par une approche méthodique de l’espace qui l’entoure avant de se retrouver perdue dans un environnement sauvage où elle ne dispose d’aucun repère. C’est toutefois lorsque Mia Farrow occupe seule la maison peuplée de cadavres que le film, suspendant alors pleinement la rencontre entre le monstre et la victime, s’avère le plus stupéfiant. Procédant par plans-séquences et mouvements d’appareils qui quadrillent l’espace avec précision, Fleischer suit l’avancée de l’aveugle vacant à des tâches quotidiennes (se préparer un café, faire couler un bain, etc.) pour mieux distiller les signes de l’horreur sanglante qui a pris possession de la maisonnée. Par ces scènes minérales, Terreur aveugle invente une forme très étonnante de programme horrifique, qui filme autant une action postérieure à la trame de slasher que recouvre le film (le massacre des proches de l’héroïne, laissé hors champ) qu’une action à retardement, chaque petit détail (la gourmette sur le sol, les éclats de verre dans la cuisine, la porte de la cave) constituant un piège prêt à se refermer sur la jeune fille.
La fabrique du meurtre
De méthode, il en est aussi question dans le tout aussi sec L’Étrangleur de Rillington Place, inspiré par la sordide affaire John Christie, un homme en apparence tout à fait normal mais qui pendant dix ans, sous couvert de pourvoir des conseils médicaux, a assassiné plusieurs femmes dans sa propre demeure. Introduit par un carton indiquant « This is a true story », le film se resserre en particulier sur la rencontre entre le meurtrier (campé par Richard Attenborough) et la famille Evans. Christie assassina Beryl Evans et son bébé, Geraldine, tout en faisant porter le chapeau au père de famille, Timothy Evans, un personnage rustre et analphabète interprété ici par un tout jeune John Hurt. Sans que l’on devine tout de suite quelle voie suit le film, Fleischer fait le récit détaillé d’un plan machiavélique où l’assassin prépare, étape par étape, sa sordide besogne. Comme le tueur de Terreur aveugle, Christie est un voyeur, mais cette position d’observateur vaut autant comme le marqueur des pulsions du personnage (selon l’adage hitchcockien, Fleischer, qui se prédestinait d’ailleurs à la psychanalyse, filme les scènes de meurtre comme des scènes de sexe) que de son intelligence supérieure à la moyenne. Si Christie mate ses voisins à travers les voilures de son appartement, c’est moins pour se reluire l’œil que pour observer, prendre note, vérifier quel tel ou tel habitant a bien quitté les lieux, etc.
Nicolas Saada l’explique très bien dans sa préface : le film raconte aussi comment un homme éduqué (John Christie) trompe un ouvrier sans armes pour se défendre (Timothy Evans). Mais plus encore, Fleischer s’intéresse à la méthode d’un « génie du mal », pour reprendre le titre d’un autre de ses films, qui utilise judicieusement tous les éléments à sa disposition pour parvenir à ses fins. Ce cheminement d’un processus qui mène au meurtre est aussi ce que filme Fleischer dans une deuxième partie décrivant notamment l’engrenage judiciaire qui conduit (injustement, du moins dans la thèse policière défendue par le film) Evans sur l’échafaud. Fleischer dresse ainsi un parallèle éloquent entre la fabrique d’un assassinat et l’enchaînement des actions qui mène à l’exécution d’un innocent, tout en montrant la dimension parfaitement cohérente et ritualisée (par exemple : cette tasse de thé que Christie donne à ses victimes avant de les étrangler) d’un comportement meurtrier qui défie toute logique, selon l’avis même des magistrats du procès Evans, guère convaincus par l’hypothèse que Christie ait pu jouer alors un rôle dans la disparition de Geraldine et de sa mère.
Chroniques de la nuit
Si Les flics ne dorment pas la nuit semble occuper une place un peu plus à part dans cet ensemble proposé par Carlotta, certains points le rapprochent cependant de L’Étrangleur de Rillington Place et de Terreur aveugle. D’abord, ce générique dans une académie policière qui, là encore, place le film sous l’horizon d’une méthode (cette fois-ci martiale). Puis, au cours d’une scène assez estomaquante, ce bébé maltraité que les flics du titre vont retirer des bras d’une mère abusive, lointain écho à la petite Geraldine étranglée dans une ellipse glaçante de L’Étrangleur de Rillington Place. Enfin, le soin avec lequel Fleischer se concentre sur la quintessence de l’action, le film suivant moins un véritable fil narratif que l’entrelacement d’épisodes pour former une chronique de la vie policière. De la méthode, des faits sordides, une sécheresse de l’action : voilà ce qui relie les trois films entre eux. Pour compléter tout à fait le tableau, il faut toutefois ajouter une dernière dimension que ce film, plus inégal mais tout aussi curieux, amplifie : un alliage discret entre une approche réaliste (réalisme du quotidien de l’aveugle, réalisme social dans lequel s’ancre L’Étrangleur de Rillington Place) et une stylisation qui emmène le film sur un autre terrain que celui du simple détail du travail des policiers.
Moins un film policier qu’un film sur la police, Les flics ne dorment pas la nuit superpose trois types de sociologie – sociologie du flic, sociologie de Los Angeles, sociologie de la nuit – pour dépeindre des personnages qui peu à peu s’oublient dans leur travail, touchés par une mélancolie sourde menaçant de les engloutir. Sur ce point, le film émeut particulièrement lorsqu’il se centre sur le personnage de Kilvinski (George C. Scott), vieux flic parti à la retraite qui finit par succomber de son blues, là où il se saborde par contre un peu dans ce dernier acte qui dessine la possibilité d’une rédemption assez forcée pour le jeune policier joué par Stacy Keach. Ce récit de transmission entre une génération de « centurions » usés et la nouvelle garde vaut toutefois avant tout par sa description très nuancée et méticuleuse du travail de police (il faut relever, sur ce point, une scène de bavure policière admirable de justesse dans son écriture) et la beauté de ses scènes nocturnes, à l’image de la dernière course-poursuite dans un tunnel plongé dans les ténèbres. Si ces trois films de Fleischer puisent leur vitalité d’une matière parfois étouffante de noirceur, sa mise en scène témoigne ainsi d’une vision qui dépasse un simple intérêt pour le Mal ; elle dessine, plus encore qu’un « point de vue » ou même une morale de cinéaste, une certaine méthode, modeste, précise, attentive aux gestes et aux lieux.