À certains égards, l’argument de La Grande traversée (Let Them All Talk) rappelle celui du dernier Sofia Coppola : une riche écrivaine new-yorkaise en mal d’inspiration est plongée dans un bain de glamour hollywoodien (élégant film de croisière on the boat vs. screwball comedy « on the rocks ») aux côtés d’une figure encombrante de son passé (ici l’amie d’enfance, là le père volage) pour organiser leur réconciliation et raviver sa créativité. À ceci près que chez Soderbergh, la hantise patriarcale s’efface – les hommes demeurent à la marge du récit, sous la forme passive d’un fils à consoler, d’un adolescent pataud et de mâles objets du désir – au profit d’un portrait de vies de femmes, toutes trois septuagénaires. Alice (Meryl Streep), qui s’est vue décernée un prix littéraire de l’autre côté de l’Atlantique, invite à bord du paquebot Queen Mary II de vieilles camarades perdues de vue : Susan (Dianne Wiest), mère de famille et avocate à Seattle auprès de victimes de violences conjugales, et Roberta (Candice Bergen), divorcée, qui trime comme vendeuse dans un commerce de lingerie au Texas. Des trajectoires de vie contraires qui se traduisent par une difficulté à communiquer et par des rancœurs enfouies : Roberta est convaincue qu’Alice a fait d’elle un personnage de son premier roman à succès et souffre de se mesurer à son double fictionnel. Dans ce qui est sans doute la scène la plus juste du film, Roberta propose à l’autrice un deal : elle fournira la matière d’un second volet, qui lui rendra sa vérité en racontant une vie qui ne l’a pas épargnée, en échange d’un pourcentage sur les bénéfices du livre. On voit que la transaction envisagée prend une forme directement politique : si le film baigne dans une esthétique rétro-chic qui a peu à envier à celle de Coppola, la tentative de réconciliation ne passera pas ici par une montre Cartier, mais par une lucide compensation financière. Alice s’étouffe, ne pouvant envisager que ce qui la tient à distance de ses anciennes complices ne tient pas seulement à un certain usage des mots (« quand s’est-elle mise à parler comme ça ? »), mais aussi à leur valeur et à leur distribution (d’où le titre : « laisse les toutes parler »).
Pour en arriver là, il aura cependant fallu aller au bout d’une traversée laborieuse, faite de vignettes souvent ennuyeuses, cultivant cette forme de légèreté (flirts et quiproquos sans conséquences) et de torpeur (une fin de non recevoir amoureuse, un livre qui ne s’écrit pas, autant de gestes entravés) qui serait le propre de la croisière. Si la mer est calme, l’eau est trouble et le drame sourd. « Oh, god, there must be a better way to describe things, to arrange words in a new way, to use words to take you to a place beyond words », pensait Alice, en voix-off, en ouverture du film : parvenir par les mots à un au-delà des mots, c’est le programme d’une disparition, que le récit prend finalement en charge, mais qui aurait gagné à prendre forme.