Que reste-t-il aujourd’hui de Marathon Man, ce film qui, à l’instar de quelques thrillers américains de son époque — les troubles années 1970 — jouant sur les craintes citoyennes vis-à-vis du pouvoir et de l’histoire, a acquis un statut « culte » ? Certains le comptent parmi les « thrillers paranoïaques » inaugurée, peu de temps avant lui, par la « trilogie » de Pakula — Klute, À cause d’un assassinat, Les Hommes du président — et Les Trois Jours du Condor de Pollack. C’est aller un peu vite en besogne.
Steadicam et deux voix
Les films susnommés ont su, par leur facture, leur travail sur l’image, le découpage et l’arrière-plan, s’imprégner de la méfiance et des craintes du public américain vis-à-vis de ses institutions et de son héritage. Dans Marathon Man, une telle fusion s’avère plus laborieuse. L’amoncellement préalable de matière à traiter, signe d’une ambition un peu disproportionnée, n’est sans doute pas étrangère à la difficulté de la digestion. Il faut dire que les mésaventures de Babe Levy, étudiant en histoire, juif, obsédé à la fois par le marathon et par le suicide de son père victime du maccarthysme, bientôt aux prises avec la clique d’un ancien nazi sur le retour (voilà qui fait beaucoup pour un seul homme), ressemblent à la juxtaposition de deux travaux d’artisans compétents ayant œuvré chacun dans leur coin sous la supervision de l’ambitieux producteur Robert Evans. D’un côté, le personnage est caractérisé par un bagage historique touffu, œuvre du scénariste chevronné William Goldman, brassant et imbriquant maccarthysme, judéité et poids de l’Holocauste, compromission de l’État fédéral avec d’anciens nazis (à travers le personnage de Doc, le propre frère de Babe, joué par Roy Scheider) et même les Jeux Olympiques de 1964. De l’autre, la mise en scène de son cheminement, volontaire ou forcé, s’intéresse principalement à la mise à l’épreuve de sa personne, physique et intime : plans en steadicam le suivant dans ses courses à pied d’entraînement ou de fuite, traque jusque dans une salle de bain sombre et exiguë dont on doit forcer sournoisement la porte au tournevis (le forçage évoquant dès lors un viol), sans oublier la fameuse scène de torture dentaire en gros plan (et la mise en évidence du stigmate qui en résulte). Réalisateur sans génie, mais de toute évidence assez concerné par le rapport de ses personnages à leur intimité pour en nourrir ses films (Macadam Cowboy, Le Jeu du faucon…), il est arrivé à John Schlesinger d’endosser des sujets en rapport avec des faits historiques ou des mœurs en évolution, mais cette matière-là n’a jamais autant motivé sa mise en scène que la perspective de petits drames individuels. Marathon Man ne déroge pas à cette tendance.
Il ne cause plus, il court
À l’exception de la scène saisissante où le nazi en cavale (Laurence Olivier, remarquable de tranquillité dangereuse) est reconnu à une, puis deux reprises en plein New York par des survivants des camps de concentration, l’intention d’ouverture du scénario sur le monde et le passé d’une part, et d’autre part celle de resserrement de la mise en scène sur l’intimité menacée, ne prennent jamais vraiment corps ensemble. Le background de Babe, ce qui le définit sur le papier — le suicide de son père, son acharnement subséquent à étudier l’histoire en dehors de tout attrait personnel, l’inspiration des champions de marathon — est maintenu strictement en arrière-plan du film, à travers flash-backs, images d’archives et conversations modérément explicatives. Et même la dernière partie résume l’ancien bourreau nazi à un simple voleur de diamants ne rechignant pas à la torture, sans autre idéologie que sa propre cupidité qui d’ailleurs le tuera (d’une manière assez stupide). Sans doute la grande place de l’histoire dans le scénario joue-t-elle beaucoup, paradoxalement, dans le fait qu’elle encombre plus qu’elle ne nourrit le récit — à l’image, finalement, de la façon dont elle encombre la vie du personnage principal qui finira par lutter pour se débarrasser de ce poids. Car à la différence des « thrillers paranoïaques » de l’époque imprégnés, jusque dans la mécanique de divertissement, des inquiétudes contemporaines envers les institutions au point de tâcher d’innover dans leur facture, Marathon Man reste très classiquement hollywoodien dans sa façon de traiter l’histoire et la façon dont elle pèse sur le présent : comme une simple toile de fond propre à préparer la place au spectaculaire en vigueur, mais jamais à être traitée réellement par lui. Il est avant tout un film à suspense efficace, aussi haletant que le corps en sueur du coureur aux abois dont Schlesinger traque la souffrance et fait du spectateur le voyeur de celle-ci — juste un peu encombré par son bagage didactique dont il ne sait pas vraiment que faire et qu’il laisse à l’état de prêchi-prêcha appelé à céder la place au spectacle. Quand son héros travaille au pas de course, constamment en fuite, à tourner la page de son passé et des obsessions qu’il s’est fabriquées, on jurerait qu’il porte sur ses épaules la métaphore d’une certaine industrie de divertissement prenant garde, comme le dit un vieil adage de là-bas, à « ne pas laisser les faits se mettre en travers d’une bonne histoire ».