Dans la filmographie de Francis Ford Coppola, Les Gens de la pluie apparaît volontiers comme un de ses films les plus personnels. Un road movie intimiste plutôt méconnu, réalisé avec un budget modique, dont le cinéaste a lui-même écrit le scénario sur le tas, réunissant acteurs en devenir (James Caan, Robert Duvall, Shirley Knight) et amateurs de passage conviés à jouer leurs propres rôles. Pensé comme un modeste pas de côté, ce projet itinérant, résolument indépendant, posa les bases de la future compagnie de production de Coppola, American Zoetrope, quelques mois avant la fastueuse mise en chantier du Parrain (1972). Les Gens de la pluie s’apparente ainsi à un voyage en terra incognita comme les affectionnera le Nouvel Hollywood à son meilleur, lorsqu’il fera du road movie son genre de prédilection. Dans l’œuvre du réalisateur, ce quatrième film ouvre une parenthèse mélancolique poignante qui épouse le cheminement hasardeux de sa fragile héroïne éprise de liberté. Chez Coppola, le désespoir et les envolées libertaires n’appellent toutefois aucun débordement ni aucune hystérie à l’endroit de personnages en perte de repères. En résulte plutôt une manière posée et attentionnée de filmer les gens à hauteur de bitume, de restituer avec une infinie tendresse la grisâtre banalité d’un monde capable de tenir dans une flaque d’eau, un monde dolent qui tourne en rond tout autant qu’il ne tourne plus rond.
Prendre la tangente comme on répond à un appel alarmé du dehors, c’est précisément ce à quoi s’applique Natalie (Shirley Knight) au début des Gens de la pluie. Un matin pas comme les autres, la mélopée des camions à ordures se fait d’abord l’écho douloureux de ses propres regrets, tandis que le bras de son mari, encore endormi, l’enlace trop solidement. Remarquable de simplicité, l’ouverture du film procède ensuite d’un morcellement de l’espace et de l’action, restituée comme les fragments d’un miroir brisé (ce motif du miroir sera plusieurs fois convoqué – on y reviendra). Natalie se lève du lit conjugal, se douche, prépare le petit-déjeuner, laisse un mot sur la table : la routine matinale d’une femme au foyer de Long Island est ramassée en une succession de courts plans qui alternent les échelles, s’accommodent de l’ombre ou de la lumière, du flou ou de la netteté, instaurant une atmosphère troublante et un état de flottement inquiétant. Ainsi filmés, ces petits gestes précis, maintes fois ressassés, ouvrent une brèche dans l’ordonnancement méthodique d’une banalité devenue étouffante (la lourdeur du bras d’un mari par ailleurs absent physiquement du film, tout entier contenu dans l’idée de ce poids oppressant). S’en échappe aussitôt une tristesse palpable ne laissant aucun doute sur ce qui est en train de se jouer en creux : des morceaux de vie sont une dernière fois arrachés à un quotidien qui prend l’eau. Nathalie s’apprête en effet à quitter le domicile familial et, désormais, tout ce rituel matinal est destiné à être conjugué au passé. Il est d’ailleurs filmé comme tel par Coppola, c’est-à-dire déjà comme un instantané d’impressions fugaces que recèlent les souvenirs.
Le poids intime du passé
Les Gens de la pluie est un film d’errance dont le rythme alangui est scandé par de nombreux plans d’ensemble et de route aériens. À plusieurs reprises, les mouvements harmonieux de la caméra enveloppent les paysages somptueux et le véhicule de Natalie avec la même patiente délicatesse. En surface, l’Amérique et son rêve de grands espaces à conquérir se déploient comme un horizon dégagé de toutes vicissitudes. À sa manière, Natalie roule vers l’inconnu telle une pionnière des temps modernes, ou du moins y aspire-t-elle. Car cette immensité qui s’offre à elle, loin de la faire avancer ou de lui ouvrir des perspectives, la ramène constamment à l’endroit d’où elle vient et à ses tourments chevillés au corps. Son mouvement est avant tout intérieur et épouse l’incertitude de sentiments ambivalents qui opèrent un va-et-vient permanent. Natalie n’a pas de but, mais ne va pas vers nulle part pour autant. Quand on lui demande pourquoi elle veut aller en Californie, elle répond simplement : « Parce qu’il n’y a rien de plus à l’Ouest. » Elle rebondit d’un lieu à l’autre, toujours les mêmes (une voiture, une chambre de motel, une cabine téléphonique, un ranch), sa fuite ne la sauve pas, au contraire, elle la ramène toujours à elle-même et à son désir contrarié d’émancipation.
Sans cesse Natalie hésite, donc, cherche ce qu’elle ne trouve pas, revient sur ses pas. Sa liberté est chimérique mais raisonnée. En cela, elle diffère d’autres personnages féminins de sa génération, à l’instar par exemple de la Wanda de Barbara Loden, dont l’échappée épouse la course accidentée et sans issue d’une dérive en fin de compte tout aussi vaine, mais qui lui fait peu à peu perdre tout contrôle et raison d’être, la confine dans les marges d’une Amérique de déclassés (elle finit déboussolée aux côtés d’un braqueur). Le portrait de Natalie que brosse Coppola est en revanche régi par une logique affective qui ne saurait échapper à sa propre perception du réel, à l’estime qu’elle a (ou non) d’elle-même, à ses questionnements jamais vraiment résolus. Le récit ne court pas après une action en pure perte, mais reste inféodé à son regard, son vécu et ses ressentis. Natalie garde en permanence un œil sur elle et dans le rétroviseur. Le temps qui passe ne la délivre pas d’un passé qui resurgit lors de flashbacks furtifs, filmés comme des tressaillements, ou reste inscrit à même sa chair de femme (enceinte) et, ainsi, manifeste sa sourde pesanteur à l’échelle intime des individus. Chez Coppola, le passé n’en finit jamais de remonter, de rejaillir, d’assaillir celui qui se souvient, tel un fardeau, et d’engendrer un inexorable sentiment de culpabilité. Une obsession récurrente (autour de laquelle Twixt ne faisait rien d’autre que de tourner), sinon un motif central dans toute son œuvre.
Si Jimmy « Killer » Kilgannon (James Caan) fait dès lors figure d’innocent, c’est précisément parce qu’il a reçu au cours d’un match, quand il était encore champion de football universitaire, un choc violent sur le crâne qui lui a ôté en grande partie sa mémoire et ses capacités cognitives. La force du temps est sur lui sans conséquences : attendre est devenu sa seule raison d’être et cela lui suffit. Il est dorénavant celui qu’on traine derrière soi comme un boulet, corps massif et docile, toujours étonné d’être là. Lorsque Natalie l’aperçoit au bord de la route, planté comme un roc avec sa valise et pouce levé, elle ne l’imagine pas autrement que comme un amant potentiel susceptible de la débarrasser du joug marital. Frayant avec l’interdit adultère, la simple course alerte du sportif pour rejoindre son véhicule arrêté sur le bas-côté la dissuade d’ailleurs, dans un premier temps, de le prendre comme passager, avant qu’elle ne se ravise. Et de découvrir, ensuite, dans une chambre de motel, combien cette impression était trompeuse : cette virilité supposée n’est plus qu’un lointain souvenir égaré dans cette carcasse fissurée d’ancien athlète. Un enfant dans un corps d’homme. Loin de la combler et de la délivrer, Killer lui renvoie de fait l’image et les responsabilités qu’elle tentait de fuir, celles d’une future mère.
De l’autre côté du miroir
Cette projection psychanalytique, pour grossière qu’elle puisse paraître, participe surtout d’une déclinaison de la figure masculine reflétant les fantasmes et peurs du personnage féminin. Lors de son périple, Natalie côtoie en effet essentiellement des hommes qui incarnent le mythe masculin sous diverses facettes : son mari (l’autorité patriarcale), Killer (la candeur rêveuse), le policier Gordon (la maturité virile) et l’employeur M. Alfred (la fourberie vénale). La mise en scène de Coppola a l’intelligence de redoubler cette idée de démultiplication en exploitant pleinement la qualité réfléchissante des miroirs qui, en dernière instance, font office de révélateurs. Lors de la scène du motel évoquée plus haut, le cinéaste instaure par exemple un dispositif aussi économe qu’audacieux. Alors que Natalie se maquille devant deux miroirs disposés de biais dans sa chambre (on la voit à la fois de face, de dos et de côté), Killer surgit à l’arrière, en ouvrant doucement la porte comme on pénètre l’intimité d’une personne désirée, geste délicat raccordé à un gros plan de la bouche de Natalie ne faisant aucun doute sur la tournure sexuelle de leur interaction. Tandis qu’elle continue de se coiffer avec une lascivité explicite, elle lui propose de danser, ce que fait Killer sans sourciller, après avoir enlevé son maillot, comme elle le lui a aussi demandé. Réalisant que Killer obéit aux ordres sans raison, la voilà qui s’amuse à le faire s’agenouiller et se prosterner devant elle. Fixe, la caméra suit les déplacements des deux personnages par l’entremise des miroirs qui occupent la totalité de l’écran et dont la démarcation le scinde en deux parties. Natalie et Killer occupent ainsi le même espace exigu de la chambre mais sont souvent séparés par ce montant vertical, une impression renforcée par le fait que leurs reflets respectifs ne se regardent pas. Ce procédé de mise en parallèle, qui n’est pas sans évoquer celui du split screen où deux univers disjoints coexistent, prend fin lorsque Natalie met Killer – et le masculin – à ses pieds et découvre alors une cicatrice sur son crâne, trace de son handicap mental signalant aussitôt son impuissance à assouvir ses désirs. Killer n’est-il pas finalement le reflet de sa propre impuissance à inverser les rôles et à mettre son passé derrière elle ? La réalité fait littéralement tomber de haut ce que Coppola avait filmé, de toute façon, jeux de miroirs à l’appui, comme une attraction biaisée. Un pur fantasme voué à l’échec. Le réel sur lequel Natalie finit toujours par buter est décevant comme un amour sans lendemain.
Cet amour après lequel court Natalie, elle pense l’avoir retrouvé un instant dans les bras de Gordon (Robert Duvall), le policier inflexible qui tente de séduire la fugueuse en se livrant à quelques cabrioles sur sa moto. Une chevauchée (il enfilera un chapeau de cowboy pour l’impressionner un peu plus tard) digne d’une parade nuptiale. Mais comme Natalie, Gordon est un homme blessé (il a perdu sa femme et son fils dans un incendie). Dans sa caravane, pas plus qu’au bout des routes, il n’y a de place pour les rêves. Il suffit que Gordon s’apprête à embrasser Natalie pour qu’il soit aussitôt dérangé par son insolente fille qui refuse de dormir et fait irruption à l’intérieur du cadre. Tout le film se tisse sur ces gestes empêchés, cette impossibilité à concrétiser ses désirs et à se fabriquer une image qui puisse ouvrir un destin. Derrière les lunettes noires du séducteur viril se révèle le père de famille dépassé, contrarié, violent et impatient. Le calme revenu, Natalie lui murmure « Je me suis trompé sur toi, je me comprends mal moi-même », alors qu’il est allongé à ses côtés, exactement comme l’était son mari au début du film, là encore dans un effet miroir. Bientôt, elle l’implorera de la laisser rentrer chez elle. Bientôt le passé de Killer, qui tourne lui aussi en boucle dans sa tête comme un match à rejouer sans cesse, une revanche à prendre sans doute, le rendra fou et incontrôlable, à en mourir. Et Les Gens de la pluie de s’achever sèchement comme une balle partie trop vite, dans le déferlement subit d’un cauchemar générationnel qui finit par emporter tous les plans du film avec lui.