Godard, on le sait, est un grand bavard. Sa parole est un instantané de sa pensée et sa pensée passe d’une analogie à l’autre, mettant en rapport l’histoire, l’art et la politique avec ce qui l’obsède depuis toujours : le cinéma. Difficile de se planter en le filmant. Moins facile de faire un tri pour en tirer un film cohérent. Intelligemment, Fleischer a choisi de rester proche du rapport de JLG avec les images, ce qu’elles lui disent du monde et de la place qu’elles accordent à celui qui les regarde. On voit à quel point Godard est un résistant qui n’a jamais transigé sur ses opinions, à quel point il est resté fidèle à la Nouvelle Vague (plus que tous les autres) et à quel point cela l’isole de notre époque, qu’il déplore sereinement. Drôle, passionnant, touchant : les adjectifs paraissent bien faibles pour décrire le plaisir qu’il y a à observer et écouter l’un des derniers génies du cinéma.
Nouvelle Vague
Un cinéaste, c’est quelqu’un qui s’exhibe à travers la matière de ses films. Quoi de plus naturel alors de constater à chaque fois que nous avons l’occasion d’en voir un, les similitudes qu’il entretient avec ses œuvres : rien de plus hitchcockien qu’une interview d’Hitchcock, entre jovialité innocente et retournement ironique. Il n’y a rien qui ressemble plus aux films de Fritz Lang que Lang lui-même ; Godard, quand il le filme dans Le Mépris, sait qu’il capture quelque chose de son cinéma. Et, bien entendu, difficile de faire plus godardien que JLG.
C’est donc un peu du cinéma de Godard que filme Alain Fleischer quand en 2006 il est chargé de le suivre dans l’élaboration de l’exposition qu’il prépare pour le centre Pompidou. Il en a retenu quelques conversations qu’aura livrées Godard autour de son projet (avec Jean Narboni, Dominique Païni ou encore Christophe Kantcheff) et de ces conversations nous retenons un discours, que nous connaissons et qui revient sans cesse, et dont on réalise combien, même si certains d’entre nous ne l’avaient pas tout à fait oublié, il est salvateur de le réentendre aujourd’hui, dans une salle de cinéma de surcroît. Il est la base de toute la pensée cinéphilique qui anima une poigné de critiques des Cahiers du Cinéma au milieu des années 1950 et qui leur permit de boucler l’histoire du cinéma avec une vague dite Nouvelle. Ce discours, Fleischer le place au centre de son film qui s’ouvre sur Godard expliquant à des étudiants en art conceptuel que le cinéma « c’est le doute » mais que les films aujourd’hui « sont faits avec des certitudes ». Qu’entend-t-il par là ? Pour faire simple (et tenter d’éclairer le « critique » François Forestier), Godard indique que le cinéma se fait quand un réalisateur travaille son film autant que celui-ci le travaille, lui. Le cinéma ne consiste pas à filmer ce que l’on sait (ou du moins ce que l’on croit savoir) pour imposer sa vérité au public, mais de mettre en scène ce que l’on cherche à comprendre pour qu’une fenêtre s’ouvre alors sur le monde. En un mot, c’est la place du spectateur qui est en jeu, l’espace que l’on décide de lui accorder dans le champ du réel du film, choix qui renvoie aux rudiments de l’acte de filmer et qui implique, entre autres, qu’un travelling est affaire de morale.
Le Mépris
Ces petites réflexions semblent évidentes, élémentaires, basiques, mais elles n’empêchent pas bon nombre de films qui furent récemment des succès critiques de nous écraser de leur certitude. Pour comprendre cet abandon de toute idéologie dans le discours critique, il faut aller au-delà de la crise qui frappe la presse cinéma, il faut regarder l’évolution de la cinéphilie. Car le cinéphile est rapidement passé de l’idéaliste borné qui croyait en la capacité du cinéma à changer le monde au cynique esthète pour qui le cinéma est affaire de goût, le sien. Il est moins passionné par ce que le cinéma peut encore lui révéler du monde que par l’image qu’il lui renvoie de son intelligence. Impossible dans ces conditions de parler d’une seule voix, de se rallier derrière une même cause, de constituer un mouvement (il faut voir par exemple comment, au sein de notre rédaction, il nous est difficile de constituer un top 10 des films de l’année qui correspondrait à une sensibilité commune).
C’est tout le problème que tente de pointer Godard de son doigt tremblotant en s’essayant, lui le cassant, à la pédagogie, quand il indique aux étudiants en art, après une visite de l’exposition de leurs installations, ce qui ne va pas dans leur démarche : leur discours précède leurs œuvres, existe en soi et pas par leurs créations (qui n’en sont alors que l’illustration). « Narcissisme » lance André S. Labarthe qui est à ses côtés, moins soucieux de prendre des gants. Et quand Fleischer filme les mines déconfites, médusées et indignées des étudiants, on réalise à quel point ce discours leur est étranger, lointain, incompréhensible, là où il aurait dû aller de soi.
Ici et Ailleurs
C’est donc toujours préoccupé par la position où il se place, lui et le spectateur, que Godard appréhende ses sujets. C’est toute la réflexion d’un des films qu’il prépara pour l’exposition, dans lequel il monte diverses images issues de films et d’émissions TV auxquels il appose une mention « bonus » ou « malus ». Malus pour Tarantino et Reservoir Dogs. Bonus pour les larmes inattendues de cet ancien combattant de la guerre d’Algérie lors d’un témoignage télévisé. Ce procédé suscite autour de lui scepticisme et étonnement : certains le contestent, d’autres se demandent pourquoi le réalisateur tombe dans de telles facilités. Pourtant Godard ne fait que rappeler en quoi consiste la fonction critique : discerner l’image sincère de la crapuleuse (pour reprendre l’expression d’Alain Bergala), celle conçue dans le doute de celle pétrie par la certitude, en les confrontant les unes aux autres.
On le voit également lorsque Godard revient avec Jean Narboni sur ce fameux passage d’Ici et ailleurs, qui part d’un portrait de Hitler, enchaîne avec une incrustation vidéo sur une photo de Golda Meir, pour se terminer sur l’image d’un corps de palestinien carbonisé sur fond de chant arabe. Godard connaît la dialectique des images, suffisamment pour savoir qu’un tel montage provoquera un scandale, ce qui fut le cas car beaucoup y virent un parallélisme entre le nazisme et les agissements d’Israël envers la Palestine. Le sens de cette séquence est pourtant clair puisqu’il ne fait qu’état d’une continuité historique et dit en substance que l’horreur ne laisse place qu’à une autre horreur. C’est au spectateur ensuite de se positionner dans cette continuité : Godard tente de poser les bonnes questions, et pas de donner les mauvaises réponses. « Je ne parle que de ce que je ne connais pas » ironise-t-il. Autrement dit il n’a de compte à rendre à personne (et il se gardera bien de se justifier sur une éventuelle interprétation antisémite de son film).
Notre musique
Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard permet de mieux saisir les cheminements de réflexion qui animent le cinéaste, véritable machine à penser, aussi bien quand il parle que quand il filme. C’est ce drôle de personnage qu’on nous donne à voir, passionnant parce que génial mais surtout hilarant dans sa manière de se confronter au monde, de le questionner, d’essayer de le comprendre. C’est avant tout un esprit très logique qui ne voit pas l’intérêt de détourner un objet de sa fonction première (quand il imagine un procédé de défilement d’images avec un moulin à eau pour son exposition à Beaubourg, il exige un véritable écoulement d’eau pour faire tourner celui-ci), pointilleux sur le sens des mots et la signification de leur emploi (pourquoi utiliser un terme comme « exploitation » pour parler des films commercialisés en salle) et soucieux d’établir l’ordre des choses de manière exhaustive (« Lanzmann n’a raconté que la fin de l’histoire dans Shoah, il faudrait commencer là » indique-t-il à Narboni en montrant la photo d’une fillette qui sourit lors d’un défilé nazi). Ce que Godard ne comprend pas, c’est l’absence de sens, les actes qui ne riment à rien et qu’il met en évidence à coup d’analogies (tout comme ses films). « Pourquoi cette tisseuse ne produirait-elle pas des soutiens-gorge » s’interroge-t-il à propos d’une des installations de l’exposition des étudiants (une tisseuse musicale qui ne tisse pas). Godard fonctionne à la manière des grands burlesques, tels Chaplin ou Tati, qui font rire en pointant l’absurdité du monde, et non pas en étant absurdes eux-mêmes. C’est peut-être tout ce qu’il nous reste du cinéma aujourd’hui, ce vieux corps un peu fatigué mais dont la vitalité d’esprit nous touche parce qu’elle nous fait rire et parce que ce rire nous fait réfléchir. Mais voir dans le film de Fleischer qu’il se heurte à pas mal d’incompréhension et de rejet (beaucoup de ses propositions pour son exposition furent refusées, si bien qu’il a fini par exposer les maquettes de ses projets sous forme de ruines), nous fait comprendre l’ampleur d’un travail critique laissé à l’abandon sous le coup d’une époque qui méprise trop les intellectuels, et qu’il est urgent de réactualiser.