Pour saisir la singularité des derniers films de Radu Jude, il faut s’arrêter sur l’étrange contradiction qui paraît les animer : libres dans leur forme, qui abonde de micro-dispositifs, d’incises et de parenthèses, ils témoignent pour autant d’un didactisme politique pleinement assumé. En dépit des apparences, N’attendez pas trop de la fin du monde est d’ailleurs un film assez simple à résumer : les différents fils de sa structure touffue nourrissent une même visée discursive. C’est, limpidement, l’histoire d’une exploitation des corps par le système néolibéral, qui essore et broie des travailleurs de plus en plus ubérisés et fragilisés. Dans son montage, le film couple par exemple les déambulations d’Angela, assistante de production volant, à bord de sa voiture, d’un rendez-vous à l’autre, avec les extraits d’un film de 1981, Angela merge mai departe de Lucian Bratu, centré sur une chauffeuse de taxi sillonnant les rues de Bucarest. L’entrelacement des deux trames, qui obéit à un principe de résonance (situations et décors équivalents, personnages féminins portant le même prénom) et de dissemblance (avant tout plastique : le noir et blanc aux contrastes prononcés du présent s’oppose aux couleurs à la patine vintage du passé) participe d’une démonstration : la mise dos-à-dos de deux époques, le communisme de Ceaușescu et le capitalisme moderne, qui possèdent plus de points communs qu’on pourrait le croire. Ce didactisme-là, il ne faut ni l’éluder, ni le tenir pour une limite : c’est comme si le metteur en scène avait besoin d’une ligne claire, ouvertement politique (Jude n’est pas de ces cinéastes qui s’excusent presque de l’être), pour mieux ensuite la complexifier et jouer de ses possibles. Ralentis, recadrages, distorsion de la bande-sonore, retouche du générique : le film de Bratu devient une matière malléable et proliférante, jusqu’à déborder dans le présent du récit. Ses personnages réapparaissent vieillis, des années plus tard ; leur romance a donné naissance à Ovidiu, un ouvrier handicapé par un accident de travail qui sera l’autre personnage principal de cette fiction asymétriquement coupée en deux.
Roumanie, 2023
Cette dimension ludique de la construction s’accompagne toutefois d’une réelle rugosité. Il y a quelque chose dans l’esthétique de Jude qui relève, plus encore que du collage ou de la juxtaposition, de la lésion : il s’agit de creuser les images, de les défigurer de l’intérieur (cf. les apparitions éthérées du personnage de Nina Hoss dans une conversation Zoom), de les tremper dans un jus d’acidité qui finit pour de bon par les dévorer. Angela, turbinant au café et aux chewing-gums, traverse un Bucarest moins apocalyptique qu’ulcéré, entre quartiers laissés à l’abandon, invectives permanentes des automobilistes et concert de klaxons. Même les tombes sont retournées ; toute la ville semble gargouiller, en proie à une irritation intérieure. Elle est quelque part allégorisée par le véhicule d’Angela, qui apparaît comme le réceptacle des bruits urbains et de la frénésie de ce monde dont Radu Jude nous enjoint à ne pas trop attendre de la fin. La façon dont le film gratte la profondeur des espaces et des images n’a pourtant à première vue rien d’évident ; au contraire, il semble d’abord plutôt glisser d’une surface à l’autre, du noir et blanc à la texture chaude du film de Bartu, ou à la netteté ingrate des vidéos TikTok qu’Angela met en scène. Dans ces dernières, elle se transforme, à l’aide d’un filtre lui collant sur le visage un invraisemblable monosourcil, en l’infâme Bóbita, un masculiniste qui déverse à longueur de journées ses outrances misogynes. Le geste est réflexif ; Angela est une femme cultivée et politiquement engagée, qui cherche par la caricature à tourner en dérision ce qu’elle abhorre. Mais de son propre aveu, ces pastilles sont aussi le seul moyen qu’elle a trouvé pour souffler un peu et tenir moralement face à la cadence délirante que lui imposent ses employeurs. Autrement dit, résister, pour Angela (et par extension Jude), n’implique pas de tourner le dos à la vulgarité, à la violence et à l’absurdité du monde, mais au contraire de barboter joyeusement dans ses eaux boueuses.
De ce creuset naît une forme post-moderne qui ratisse large, de la poésie à la story, de Godard à Uwe Boll, du documentaire à la farce, pour circonscrire quelque chose de « l’esprit de l’époque ». Vertu inattendue du didactisme, là encore : la netteté du propos s’affirme comme le vecteur d’une représentation délirante de l’ici et maintenant passant à la moulinette une foule de signes d’hyper-contemporéanité qui, chez d’autres cinéastes (le Audiard des Olympiades, Assayas), ne seraient que des totems creux peinant à saisir la substance du monde moderne. Des signes, des références, des citations, il y en a beaucoup chez Jude, mais leur accumulation et leur diversité (l’anecdote historique y côtoie la blague graveleuse) permet d’émousser les arêtes trop saillantes de la fable pour laisser perler autre chose. Un exemple frappant : lorsqu’Angela conduit une chef d’entreprise autrichienne (et descendante directe de Goethe !) jusqu’à son hôtel, elle évoque l’existence d’une route meurtrière qui emblématise le laisser-aller des pouvoirs publics, et dont les bas-côtés accueillent les croix en mémoire des innombrables victimes. La caméra de Jude délaisse alors l’habitacle de la voiture pour enchaîner un grand nombre de plans focalisés sur les différents petits monuments, dans une logique de nouveau démonstrative (il faut ce bloc de temps, cette abondance délirante d’exemples pour prendre réellement la mesure de ce qu’ils recouvrent) et en même temps formelle. Dénuée de musique, la séquence coulisse d’un plan à l’autre avec une harmonie parfois remarquable, guidée par le souffle du vent caressant les fleurs et les arbres. Plus le film avance, plus il se fait ainsi hétérogène, jusqu’à une longue séquence unique, mais cisaillée en deux ou trois plans-séquences (une rupture, au moins, se fait nette), qui voit Ovidiu enregistrer un spot de prévention pour la compagnie pourtant responsable de son accident. Montage expérimental, installation performative, et même un très beau générique de fin qui emprunte la simplicité de ses cartons au cinéma intimiste d’Alain Cavalier : l’esthétique judienne puise décidément sa vitalité dans sa manière de télescoper des influences diverses pour inventer une forme qui pourtant ne ressemble déjà à aucune autre, à la fois gloutonne, acerbe et bizarrement racée. N’attendez pas trop de la fin du monde, c’est entendu, mais comptez tout de même sur Radu Jude.