On connaît du cinéma roumain son dialogue presque continu entre présent et passé, sa capacité à faire surgir les structures et atavismes historiques dans le contemporain, avec l’idée commune d’une écriture par l’Histoire des individus comme de la communauté. À cet égard, Corneliu Porumboiu se distingue particulièrement avec Policier, adjectif (2009), Match retour (2014) ou récemment Le Trésor (vu et remarqué à Cannes, dont la sortie n’est pas encore datée), dans ce dernier il s’agit littéralement de sonder et de creuser le passé. Sans tourner le dos à cette dialectique passé-présent et à ces formes d’écriture des êtres par l’Histoire, Radu Jude, dans ses deux longs métrages, s’était tenu à des tableaux satiriques et grinçants de la société roumaine contemporaine – La Fille la plus heureuse du monde (2009), Papa vient dimanche (2012), deux films traitant, comme Aferim !, du lien intergénérationnel.
Cette relation à l’Histoire est ici considérablement élargie puisque Jude choisit un poste d’observation qui singularise ce nouveau film par rapport à ses précédents et à la production roumaine en général ; on ne se situe pas dans et en relation avec un passé récent – la période communiste –, mais en l’an 1835, en Valachie. En version originale la Valachie se dit Țara românească, littéralement « le pays roumain » (et avant cela, étymologiquement, « la terre romaine »), niché dans le voisinage du monde russe, de l’Empire ottoman, de la Hongrie, et Aferim ! en fait un territoire particulièrement poreux – le titre est un terme ottoman qui se traduit à la fois par «salut!» et «bravo!». On est ainsi en présence d’une sorte de Roumanie primitive, par laquelle il s’agit de remonter aux sources d’une histoire nationale pour mieux observer les structures et permanences dans notre présent. Le moins que l’on puisse dire est que les lumières de la modernité du XIXe siècle n’éclairent pas encore ce confins baignant encore dans des archaïsmes moyenâgeux : un monde de boyards omnipotents et dispendieux maintenant une population miséreuse dans sa fange, elle-même asservissant les populations tziganes.
Bas du front et large d’esprit
Radu Jude investit avec franchise le film d’époque d’un point de vue formel, composant en pellicule un noir et blanc expressif, pictural et granuleux, autant à l’aise dans les compositions « paysagères » en scope que, dans des espaces plus resserrés (comme cette taverne où le duo fait étape), pour croquer les nombreuses trognes qui parsèment le film. Cette identité visuelle forte est assurément une façon d’afficher l’artifice de la reconstitution mais aussi, sans doute, de dialoguer avec le cinéma classique ainsi que les fresques historiques, notamment celles des cinématographies de la période communiste en Europe orientale et en URSS.
Parmi ses sources classiques, Aferim ! repose clairement sur les codes du western. La scène d’ouverture après le générique est on ne peut plus claire ; elle fait préexister un espace « vierge » – un plan d’ensemble sur la crête d’une colline peuplée d’un bosquet –, sur lequel les paroles finissent par s’inscrire. Les corps ne pénètrent en effet le champ que dans un second temps ; un duo de cavalier qui sera l’aiguillon avec lequel on va traverser le récit : un brigadier et son fils, dont on apprend bientôt qu’ils sont lancés à la recherche d’un esclave tzigane devenu fugitif depuis qu’il a été accusé d’avoir séduit l’épouse du boyard local. Le duo tient évidemment le rôle du shérif et de son assistant, projeté dans un espace où l’ordre et la loi ne disposent pas d’un maillage très serré, et lancé aux trousses d’un indien – en référence à leur peau foncée, les Tziganes étaient appelés les « corbeaux ». D’autres figures archétypales s’immiscent dans cet attelage de western, la plus évidente est donquichottesque : Costandin en justicier auto-proclamé, tandis que son fils suit en sa compagnie une trajectoire initiatique – on doute cependant qu’Ionata accède, comme Sancho Panza, à une quelconque forme de sagesse ou de clairvoyance au bout de celle-ci ; il sera plutôt le garant d’une reproduction se perpétuant jusqu’à nos jours. Quoi qu’il en soit cette transmission paternelle réside dans un brouet mental fait de xénophobie, de croyances ancestrales, de jugements et d’agissements brutaux.
La singularité d’Aferim ! émane du fait que Radu Jude a élaboré son scénario pour le moins rocambolesque non pas à partir d’une pure imagination du passé mais, à la façon d’un travail d’historien, dans des archives où il est allé puisé ces faits divers des années 1830. Si c’est une manière de signifier que la réalité n’a souvent rien à envier à la fiction, Aferim ! signale aussi que le présent reste lourdement entaché de ce passé marqué par une inique brutalité et une inepte représentation du monde. Il aurait été simpliste que ce dialogue s’établisse par le biais d’un didactisme binaire, Radu Jude a le bon goût de le faire d’une façon diffuse, avec un ton percutant et corrosif. L’ironie suprême est assurément atteinte lorsque Costandin profite de la capture du fugitif pour le questionner sur le monde, que ce dernier a vu (l’Allemagne, Paris…) ; c’est ce que l’on peut caractériser comme un parfait dialogue entre un bas du front et un large d’esprit, dialogue qui ne concerne évidemment pas que la Roumanie ni les seules années 1830.