Si Valentin Denis a exprimé ici un certain nombre de réserves sur Nightmare Alley, le film a plutôt convaincu d’autres rédacteurs de la revue, y compris parmi les plus réfractaires au style de Guillermo del Toro. Cela méritait bien que l’on y revienne.
On ne s’y attendait pas : si Nightmare Alley annonçait la poursuite d’un sillon maniériste tracé par Crimson Peak et La Forme de l’eau, deux films peu aimés à Critikat, cette adaptation du Charlatan de William Lindsay Gresham, déjà porté à l’écran en 1947, constitue peut-être le meilleur film de Guillermo del Toro. Pas un chef-d’œuvre, ni même un film pleinement accompli (il a ses limites, on y reviendra), mais en tout cas l’un des rares où la mise en scène du cinéaste parvient par endroits à creuser les aspérités du scénario. Il faut d’ailleurs souligner l’efficacité de ce dernier, qui présente toutefois un revers : del Toro semble parfois simplement accompagner la marche du récit, au risque d’investir par intermittence son potentiel. Reste que c’est la première fois que l’un de ses films fait preuve d’un tel souffle narratif et, surtout, d’une certaine économie. On peut dire de la direction artistique qu’elle est baroque, mais la mise en scène, elle, l’est nettement moins, en dépit de son ambition de figurer ni plus ni moins qu’un destin. Si la toute fin du film est facilement prévisible, c’est précisément parce que les premières minutes, suivant un Bradley Cooper totalement mutique, dessinent l’issue de sa trajectoire par le seul découpage.
Nightmare Alley brosse le portrait d’un metteur en scène, Stanton Carlisle (Bradley Cooper), mentaliste qui se voit lui-même pris dans les rets de forces invisibles : l’hubris, l’avidité, voire, pourquoi pas, l’action d’entités maléfiques. La singularité du film tient dans la manière dont il met en sourdine les tropismes habituels du cinéaste (le goût du surnaturel et des monstres) sans pour autant les bannir : la stratification du récit permet par exemple d’esquisser, dans les plis du film noir, l’embryon d’un conte fantastique (en cela qu’il ménage une parfaite indécidabilité entre deux interprétations, l’une rationnelle et l’autre surnaturelle), par l’entremise notamment d’un fœtus, baptisé Enoch, arborant un troisième œil. De manière analogue, del Toro filme à la fois des freaks et des figures glamour. La partition du film en deux parties et imaginaires (le monde forain et le film noir) n’implique pas un changement radical de paradigme, mais plutôt un dialogue révélant la nature profonde de personnages difformes. Ainsi de Cate Blanchett, actrice dont on est en droit de considérer le jeu souvent extrêmement maniéré et surfait, mais dont le cinéaste sublime ici la part inhumaine. De son visage tout à la fois fascinant et factice (c’est la part résolument cabotine de Blanchett : elle semble constamment porter un masque) à ses postures curieuses, le film n’a pas besoin de beaucoup forcer la note pour révéler la profonde bizarrerie de l’actrice – en bref, c’est un monstre. Cooper n’est pas en reste, et confirme qu’il est un acteur avec lequel il faut désormais compter. Ce sont les scènes les réunissant qui se révèlent les plus abouties, au point que l’on regrette un peu que le film passe si vite sur la psychanalyse : des performances médiumniques du charlatan au divan de la psychiatre se déploie une même arène où les personnages tutoient le divin en mettant au jour les fils secrets de l’invisible. Elles figurent, par une mise en espace organisée par les personnages eux-mêmes, un rapport de force mâtiné de séduction perverse. On pourra toujours se dire qu’un autre metteur en scène que del Toro aurait pu tirer de ce récit un film plus convaincant encore, mais force est de reconnaître que Nightmare Alley distille souvent un trouble que l’on n’attendait pas, en même temps qu’il substitue au décorum écrasant du cinéaste mexicain une découpe parfois étonnamment rigoureuse. Décidément, voilà une bonne surprise.