À Jean-Pierre Jeunet qui l’accusait d’avoir plagié Delicatessen et Amélie Poulain pour La Forme de l’eau, Guillermo del Toro se serait défendu en invoquant leur dette commune vis-à-vis de Terry Gilliam, l’iconolâtre en perte de vitesse du cinéma contemporain. Assurément, le Français et le Mexicain auront, tout au long de leurs carrières respectives, fait fructifier le goût de l’imagerie foisonnante exalté ad nauseam par le Britannique, jusqu’à faire de leurs films de véritables cabinets de curiosités. Le plus doué de ces deux héritiers, Del Toro, n’est cependant jamais plus convaincant que lorsqu’il se cantonne aux genres hirsutes (Blade II, la franchise Hellboy, la série The Strain) dont il cherche manifestement à s’émanciper aujourd’hui. Avec ce dixième long-métrage consensuel au possible, Lion d’Or à Venise et grand favori des Oscars, il renoue avec la respectabilité que lui avait octroyée Le Labyrinthe de Pan en 2006, en perfectionnant la formule qui lui valut cette première reconnaissance internationale : le cinéma comme berceuse, fredonnée ici par une orpheline muette aux penchants zoophiles.
Time Capsule
Un intermède musical dans le dernier tiers expose ce programme dans toute sa littéralité. Elisa (Sally Hawkins) est assise face à la créature humanoïde qu’elle a réussi à sauver de la captivité dans le centre de recherches militaire où elle est agente d’entretien. La tonalité verdâtre dans laquelle baigne le plan vire au noir et blanc, avant que l’héroïne ne se mette à chantonner, puis à valser au bras écaillé de son amphibien-aimé, tous deux mus par les violons sirupeux d’un orchestre surgi d’un rêve. La Forme de l’eau suit ainsi son cours, enchaînant des motifs d’une confondante naïveté, à l’image de ces gouttelettes de pluie dont les mains, palmées ou non, suivent la trajectoire sur les vitres des bus ou les fenêtres des appartements. Quant aux velléités de commentaire social et politique sur l’Amérique du début des années 1960 (homophobie, racisme, anticommunisme et harcèlement sur le lieu de travail y sont passés en revue, excusez du peu), elles sont défaites par la logique interne d’un récit qui ferme peu à peu ses écoutilles pour amorcer un repli utérin vers les profondeurs, là où commence et s’achève cette union des contraires, dans un happy end en forme d’alternative à Titanic (au premier plan d’un appartement immergé sous les eaux répond le dernier, que reprend l’affiche du film).
Le scénario, qui actualise les éléments de La Belle et la Bête, et permute les figures imposées de La Petite Sirène (la métamorphose d’Elisa est ici la condition même de la réalisation de son amour antispéciste), esquisse un parallèle avec l’impossible coming out du voisin gay. C’est pourtant ce personnage de victime, Giles (Richard Jenkins), qui s’empresse de changer de chaîne lorsque la télévision diffuse des images de répression policière contre des Noirs manifestant pour les droits civiques, leur préférant le numéro de claquettes de Bill « Bojangles » Robinson et de Shirley Temple dans Le Petit Colonel, un passage qui produit l’effet d’une rassurante capsule temporelle. Plus tard, Elisa, préparant l’évasion de la créature du laboratoire, tourne une caméra de surveillance vers un angle mort, grâce auquel ses collègues de couleur s’offrent des pauses-cigarettes à l’insu de la direction. Difficile de ne pas y voir l’acte manqué d’un film qui, derrière son éloge sincère de la différence, n’en maintient pas moins dans le hors-champ les réalités sociales de l’époque, leur substituant un symbolisme primaire (le châtiment divin du déluge) et l’univocité d’archétypes réduits à de pures fonctions diégétiques (l’officier inflexible campé par Michael Shannon, aussi caricatural que le gendarme franquiste psychopathe du Labyrinthe de Pan).
Fish Tank
Del Toro a beau l’avoir désencombré des fétiches qui muséifiait Crimson Peak, son cinéma continue de s’enliser dans la nostalgie et l’hommage. Décoratif jusque dans le dépouillement, il forme cet écrin vintage dont le réalisateur serait aussi devenu le commissaire d’exposition, comme il est le gardien de cette maison des horreurs qui avait fait portes ouvertes en 2015. Conçu pour séduire un large public, La Forme de l’eau y parvient, mais au prix de la vitrification d’un imaginaire, dont le pendant musical serait la version insipide de La Javanaise mise en valeur par la bande-son d’Alexandre Desplat. Il ne suffit pas de transformer une salle de bain en aquarium et d’y plonger ses protagonistes pour instiller le trouble ou se montrer poétique, serait-on tenté de dire à Del Toro. La scène en question, supposée marquer le climax transgressif du film, n’est pas seulement inoffensive, elle renseigne aussi sur un échec artistique. Le débordement de la baignoire provoque une inondation à l’étage du dessous, occupé par une salle où est projeté un péplum. Au tout début du film, une usine prend feu au coin de la rue. À la fin, c’est le cinéma qui prend l’eau.