Robots géants contre sauriens titanesques. Ou comment un cinéaste mexicain faisant comme chez lui — ou presque — à Hollywood y recrée et partage avec brio sa fascination de geek pour la culture populaire japonaise. C’est grand (en taille), c’est impressionnant, c’est trépidant, c’est généreux… et — au risque de la contradiction — c’est à peu près tout.
Dire cela, ce n’est pas négliger ce tout. Même dans une longue entrée en matière en forme de copieux récit oral illustré, il suffit de deux ou trois plans à Pacific Rim pour faire valoir de précieuses qualités au sein de la catégorie « blockbuster estival » — renvoyant au passage les précédents essais hollywoodiens dans un genre voisin (citons « au hasard » les Transformers de Michael Bay et autres gros effets de Roland Emmerich) à leur état d’usines à images brouillonnes, opportunistes voire débilitantes. Cela tient à une réussite toute simple : quand Guillermo del Toro filme le gigantisme, il parvient véritablement à en imprégner ses images. C’est-à-dire que sa façon de filmer des effets potentiellement écrasants se passe de tout déluge de plans de détail, de montage sophistiqué et de pyrotechnie pour dynamiser artificiellement l’action, mais s’appuie sur un sens de chaque plan et de chaque captation d’un mouvement lourd de ces entités pour saisir instantanément cette énormité, et saisir notre regard avec elle — comme dans ce plan, apparemment simple mais impeccablement évocateur, montrant dans un décor presque gommé par le froid un père et son fils face aux jambes d’une machine anthropomorphe les surplombant de centaines de mètres.
Les yeux grands ouverts
Ce n’est pas qu’une question de talent plastique, mais plus globalement une question de choix de cinéaste. Contrairement à de vulgaires techniciens de blockbusters prompts à agir en démiurges agitant leurs plans et leurs créatures de synthèse comme des figurines à entre-choquer, le réalisateur des Hellboy adopte d’emblée le point de vue d’un cinéaste — et d’un spectateur, d’où sa communion immédiate avec le public — faisant partie de l’infiniment petit et observant de ses mirettes écarquillées l’infiniment grand. C’est le regard d’un vrai grand enfant contemplant quelque chose qui le dépasse. Pour Del Toro, il ne s’agit pas seulement d’en mettre plein la vue, mais aussi de matérialiser sa propre fascination pour ces entités colossales et contre-nature, qu’il s’agisse des méchants de l’histoire (les Kaijus, créatures venues d’une autre dimension via les abysses du Pacifique) ou des engins au service des gentils (les Jaegers, robots conçus et pilotés par les humains pour combattre les envahisseurs). Ainsi trouve-t-on une paradoxale modestie dans son dispendieux déploiement de moyens, un sens du partage dans sa réappropriation d’une culture étrangère, l’évocation consciente d’une part de soi tandis qu’il cligne de l’œil à la culture geek de son public. Son habileté à intégrer les marottes de conteur qu’il affectionne depuis son premier long métrage Cronos (l’organique et le mécanique se confrontant mais aussi s’alliant, l’existence d’autres dimensions, l’apparition truculente du fidèle Ron Perlman) au sein de cette lourde entreprise participe aussi de cet esprit-là, qui fait de Del Toro un des fabricants d’imaginaire — « créateurs d’univers » — les plus aimables en activité à Hollywood (surtout depuis que d’autres comme Tim Burton ou Peter Jackson se sont, à des degrés divers, perdus sur leur route). Aimable, pourvu qu’on en reconnaisse les limites.
Dimension humaine ?
On l’a déjà évoqué à propos de Hellboy II : les limites du cinéma de Del Toro — qui sont celles de la plupart des « créateurs d’univers » d’aujourd’hui — apparaissent dès que les occasions se présentent d’aller au-delà de ce travail, de dépasser le rapport de fascination à cette imagerie pour en faire, même discrètement, un rapport à un monde réel moins évident. Dans Pacific Rim, par exemple, c’est la dimension humaine qui fait — un peu — défaut. Tout occupé à exposer ses combats titanesques entre figures importées de l’imaginaire japonais (d’un côté les séries à « mechas » comme Macross ou Evangelion, de l’autre les kaiju eiga ou films de monstres comme Godzilla ou Gamera), Del Toro se laisse aller à réaliser ce qui ressemble, dans l’ensemble, à un spécimen de luxe, mais médiocre sur le fond, d’un des genres dont il s’inspire. Cela vaut pour la caractérisation sommaire des personnages, lesquels se rangent sans beaucoup de subtilité aux archétypes les plus attendus (qui doit combler le vide laissé par son frère mort au combat, qui doit venger sa famille, qui a ses jours comptés et se sacrifiera pour ses camarades, etc.), comme pour le rythme du film où les temps faibles (les humains entre eux) font assez piètre figure à côté des temps forts qui prennent beaucoup de place (les bastons de géants).
Les limites suscitent d’autant plus de regrets que, comme souvent chez Del Toro, le scénario ouvre des pistes très intéressantes qui ne seront finalement guère explorées au-delà d’un apport purement pratique pour un storytelling conventionnel. On pense notamment au fonctionnement particulier des robots Jaegers, chacun devant être piloté par deux humains mettant respectivement à disposition leurs hémisphères cérébraux droit et gauche, ce qui oblige ces pilotes à partager entre eux leurs souvenirs voire leurs émotions. Or de cette spécificité qui ouvrait la porte à des suggestions prometteuses (quoique pas toujours sages, comme une possible dimension sexuelle), le film ne tire qu’une poignée d’éléments fonctionnels en deçà de leurs possibilités : la source du trauma qui hante le héros archétypal ; une scène de flash-back caviardée par l’impossible présence du copilote ; une communion interdite entre deux cerveaux qui n’auraient jamais dû se rencontrer (dont ne ressortent que des informations pour faire avancer l’intrigue) ; et via la relation entre copilotes (chacun entrant dans la tête de l’autre) la parabole d’une certaine immédiateté limpide des rapports entre les personnages. Cette portée un peu trop courte peut n’avoir l’air de rien, face à la réussite indéniable du spectacle orchestré par le cinéaste. Mais elle fait dire que ce cinéma-là, si généreux qu’il soit, a trop tendance à se refuser les moyens d’aller plus loin encore, de s’ouvrir plus grand, d’offrir plus.