Depuis maintenant trois films, Guillermo del Toro semble s’être lancé dans une série d’hommages obséquieusement appuyés au cinéma américain classique : après la période de ses films mexicains, puis celle des films hollywoodiens (Blade II, Hellboy, Hellboy II et Pacific Rim) césurée par l’espagnol Labyrinthe de Pan, vient donc à présent celle qu’on pourra appeler la période des films « méta-hollywoodiens », qui marque l’intégration définitive du cinéaste dans l’usine à rêves – comme en témoigne la consécration obtenue aux Oscars avec La Forme de l’eau. Nightmare Alley ajoute une nouvelle pierre à cet édifice qui malheureusement ressemble surtout à un mausolée, tout en marquant une légère inflexion : si Crimson Peak se présentait comme un hommage à l’univers horrifique de la Hammer, tandis que La Forme de l’eau constituait une variation lointaine sur L’Étrange créature du lac noir de Jack Arnold, c’est à un univers cinématographique bien moins marginal pour les cinéphiles contemporains que s’attaque à présent del Toro : celui du film noir. Si les contours du genre sont mouvants, Nightmare Alley puise néanmoins une grande partie de sa matière dans cet imaginaire : une « femme fatale » (Cate Blanchett, dans le rôle d’une psychanalyste), un couple de criminels en fuite, des trahisons… Le film suit la trajectoire d’un assassin du nom de Stanton Carlisle (Bradley Cooper), que l’on découvre dès le premier plan en train de commettre un parricide. Cet anti-héros va ensuite tenter de s’inventer une nouvelle vie dans le monde du spectacle. Apprenant des tours de télépathie truqués dans une fête foraine, il décide de migrer à Chicago pour faire fortune à l’aide de son nouveau talent, en emmenant avec lui la jeune Molly (Rooney Mara), rencontrée chez les forains. Pris d’hybris, il sera démasqué et retrouvera les ténèbres dont il a émergé.
La fête foraine
Nightmare Alley est le remake d’un film noir aujourd’hui méconnu : Le Charlatan (1947) d’Edmund Golding, adapté d’un roman de William Lindsay paru en 1946. Guillermo del Toro et sa coscénariste Kim Morgan se sont appuyés sur ces deux sources, sans innovations scénaristiques majeures : ce nouveau Nightmare Alley vise manifestement surtout à orchestrer la rencontre entre le film noir et l’univers esthétique cristallisé par le cinéaste dans La Forme de l’eau, à mi-chemin entre le musée du cinéma, l’aquarium et le cabinet de curiosités. L’essentiel de ce projet se joue dans la surcharge décorative et l’accumulation d’accessoires. Il n’est à ce titre pas étonnant que del Toro ait choisi de se pencher sur un scénario dont la première partie s’articule autour d’une fête foraine, tant son cinéma a toujours cultivé une dimension bateleuse. Au risque de perdre définitivement ceux que le dernier virage de Guillermo del Toro peinait à convaincre, Nightmare Alley a au moins le mérite de ne plus chercher à dissimuler son projet véritable derrière les velléités sociétales que brandissait La Forme de l’eau, pour assumer totalement son fétichisme passéiste.
Quand bien même on serait disposé à apprécier Nightmare Alley comme un modeste hommage à l’âge d’or du film noir, del Toro noie l’excitation cinéphilique qu’il pourrait susciter dans les eaux glacées d’une mise en scène aqueuse et verdâtre. Tandis que des mouvements d’appareil contribuent à embaumer les personnages dans une croisière tranquille jurant avec la noirceur recherchée par l’intrigue, l’éclairage émeraude des nombreuses scènes d’intérieur nocturnes achève de figer le film dans une esthétique vitrificatrice. De l’ensemble se dégage un esprit de propreté maniaque, manifestement convaincu que pour garder le cinéma d’antan en vie, il n’y a pas d’autre choix que de le mettre au congélateur.