Après avoir raconté la naissance du capitalisme dans First Cow, Kelly Reichardt resserre son cinéma à l’extrême dans Showing Up. Michelle Williams, son actrice fétiche, y incarne Lizzie, une sculptrice en résidence dans une école d’art de Portland. Les quelques jours précédant le vernissage de son exposition dans une petite galerie de la ville constituent la matière de ce film à la fois minuscule et magnifique. Ce qui apparaît d’abord comme un amaigrissement de l’ambition de Reichardt, avec l’étude d’un monde qu’elle connaît bien (elle enseigne au Bard College, université reconnue pour ses cursus artistiques), se fait en vérité la matrice de l’un de ses films les plus fins. On retrouve les non-dits d’Old Joy et de Certaines femmes dans la façon qu’a Lizzie de négocier sa vie, entre déceptions, doutes, jalousie et blessures secrètes esquissées sans être appuyées. Sans cesse amère, le visage invariablement fermé, il s’agit d’un personnage au fond assez désagréable et pourtant bouleversant. Un matin, Jo (Hong Chau), sa voisine et propriétaire, également artiste et qui semble tout mieux faire qu’elle, prend même soin du pigeon blessé la veille par le chat de Lizzie, que cette dernière avait jeté sans ménagement par la fenêtre au milieu de la nuit, en se chuchotant à elle-même « I’m bad ». Ambitieuse et légèrement égoïste, Jo laisse tout de même à Lizzie le soin de garder l’oiseau pour un temps. L’animal estropié, en venant dérégler la quotidienneté et son lot de souffrances, constitue le seul élément un peu merveilleux de Showing Up. Qu’il est difficile d’être tendre, semble nous dire le film, lorsque la vie s’apparente à une perpétuelle humiliation.
Si les sculptures de Lizzie, étrangement colorées et aux finitions résolument grossières, semblent en faire une artiste à la fois naïve et assez moyenne (Reichardt évitant ainsi le cliché de l’artiste génial bêtement incompris), leur imperfection permet à la cinéaste de filmer les différentes étapes de leur création. C’est avec une gaucherie somme toute naturelle que les doigts de Williams, non doublée dans ces séquences qui demandent une certaine technicité, assemblent par exemple les bras d’une statue miniature dans un long gros plan silencieux, rempli de l’émotion mystérieuse de la fabrication d’une œuvre. Dans Showing Up, tout le monde est en fait artiste, même le père artisan à la retraite et le frère dépressif, mais c’est surtout dans l’enceinte de l’école que la cinéaste prend le plus de plaisir à saisir l’émulation artistique. Outre les micro-séquences en forme d’interludes sur les étudiants au travail, qui accueillent certains des plus beaux plans du film (des élèves dans une cabane à l’architecture alambiquée, le tournage d’une vidéo, un modèle qui retourne à sa place…), une scène centrale voit Lizzie arpenter l’exposition dont Jo vient d’achever la préparation. Seule dans la salle, le visage toujours bizarrement impassible, elle semble alors gagnée par une émotion impossible à réprimer. La mise en scène de Reichardt sépare d’abord les œuvres de la visiteuse, mais un plan cadre finalement le personnage par les interstices d’une installation de Jo. Le visage cerné par un entrelacs de fils colorés, Lizzie se voit forcée de constater, en son for intérieur, que sa voisine est douée.
Leur relation conflictuelle, on ne s’en rend pas immédiatement compte, se trouve en fait au cœur du film. Le titre magnifique, qui synthétise à lui seul le principe d’un mélodrame (il contient à la fois l’absence et la surprise d’une présence), concerne au fond peut-être ce second personnage, énigmatique. Les personnes populaires le sont parfois pour une bonne raison, il est douloureux de l’admettre. Bien qu’elle ait toutes les raisons de ne pas le faire au regard de la véhémence de leur dernière discussion, Jo shows up au vernissage de Lizzie. C’est la seule réparation que propose ce film peuplé de blessures dont la plupart resteront ouvertes. Le pigeon, ultime témoin, peut alors roucouler par-dessus la route sur laquelle se recompose une étrange amitié. Elle a encore du chemin à parcourir.