La rétrospective consacrée par le Centre Pompidou à Kelly Reichardt et la sortie longtemps retardée de son dernier long métrage, First Cow, coïncident avec la reprise par Splendor Films de Old Joy, deuxième film de la cinéaste américaine mais véritable point de départ de son œuvre. Si le sardonique River of Grass avait déjà reçu un prix à Sundance et un bon accueil de la critique états-unienne, Reichardt ne parvint pas à financer The Royal Court, son projet suivant, et pendant huit ans dormit sur les canapés de ses amis tout en tournant une poignée de courts : Ode (1999), inspiré par un tube de Bobbie Gentry et les plus expérimentaux Then, a Year (2001) et Travis (2004). Old Joy marque non seulement son retour au long métrage de fiction, mais aussi sa découverte d’un territoire, l’Oregon, celui de son scénariste fétiche, l’écrivain Jon Raymond avec qui elle collabore ici pour la première fois. Issu d’une nouvelle adaptée en un scénario de tout juste 49 pages, tourné en deux semaines, en 16 mm et avec une équipe très réduite, d’une durée finale d’1h16, Old Joy se présente d’emblée – et de manière trompeuse – comme un objet modeste, ténu dans son propos et discret dans sa forme. En réalité, toute l’œuvre ultérieure de Reichardt est contenue en germe dans ce très beau film.
Old Joy s’ouvre sur le gros plan d’un moineau perché le long de la gouttière d’une maison de ville ; il s’envole presque aussitôt, mais on le retrouvera quelques instants plus tard, juché sur un fil électrique : « Like a bird on a wire », chantait Leonard Cohen, « I have tried in my way to be free ». En bas, dans le jardin, Mark (Daniel London) est interrompu dans ses velléités de méditation matinale par un coup de téléphone de Kurt, un vieil ami de retour à Portland, qui lui propose de quitter la ville quelques jours pour rejoindre une source chaude perdue au milieu des bois. La vie de Mark semble bercée par un rassurant ronron, tout juste rythmé par quelques notes de gong : ronron du mixeur avec lequel Tania (Tanya Smith), son épouse enceinte, broie ses smoothies, ronron de la tondeuse à gazon de la voisine d’à côté. Kurt, à l’inverse, mène une vie, disons, un peu plus rock’n’roll – rien d’étonnant puisqu’il est interprété par Will Oldham – alias Bonnie ‘Prince’ Billy, alias Palace Music. C’est lui, le bird on a wire : à la fois électron libre envié par son ami sédentaire et parasite méprisé en silence, promis à un destin de semi-clochard – n’est-ce pas son double que la vagabonde Wendy (Michelle Williams) croisera au détour d’un feu de camp de fortune dans le film suivant de la cinéaste, Wendy and Lucy (2008) ? Tania, qui musardait en arrière-plan tandis que Mark parlait au téléphone, s’avance comme elle entend son compagnon céder aux sollicitations de son ami, et lève les yeux au ciel quand il conditionne sa venue à l’accord de sa femme. Le couple s’affronte en gros plan, chacun cloîtré dans un bord opposé du cadre, détournant le regard. L’épouse proteste : elle ne souhaite pas qu’il lui fasse jouer ce rôle-là, celui de la mégère castratrice, alors qu’il a déjà décidé qu’il allait partir ; Mark lève les yeux au ciel, contient à grand peine une moue d’agacement. Ce personnage féminin n’existait pas dans la nouvelle originale ; en quelques plans, il installe déjà une légère forme de distance avec le héros, et avec cette tranche de camaraderie masculine sans réel équivalent dans le cinéma de Reichardt.
I see a darkness
Tout est déjà là, ou presque, dans cette séquence inaugurale ; les films de Kelly Reichardt – et c’est, hélas, suffisamment rare pour être souligné – n’ont du reste pas de sujet à proprement parler, ils sont construits autour d’une situation (ici : deux amis partent en randonnée ; ailleurs : une jeune femme cherche son chien, une caravane de pionniers cherche de l’eau, des militants écologistes veulent faire sauter un barrage) développée aussi loin qu’elle peut l’être, dans une logique première de réalisme. Ses personnages nous sont introduits sans véritable background biographique et psychologique, ils sont là, voilà tout. Dans ses films suivants, surtout, ils parlent assez peu ; ils agissent, et Reichardt prête une attention gourmande aux gestes nécessaires pour accomplir les objectifs concrets qu’ils se sont fixés. Ce qu’ils font ou disent ne nous raconte pas grand-chose, au fond, de qui ils sont, mais nous le devinons, pourtant, par ce qui affleure entre les mots, entre les gestes ; et derrière eux, ce sont aussi un pays et une société à un moment de son histoire qui se racontent. Dans Old Joy, la mise en scène – par des inserts réguliers de plans de détail, des obstructions du cadre qui déstabilisent régulièrement l’appréhension de l’espace, des chevauchements constants du son d’une séquence sur l’image de celle qui la précède – installe en sourdine un décalage qui détend légèrement les coutures du réel pour laisser affleurer ce quelque chose caché derrière les choses.
Donc : deux amis perdus de vue se retrouvent, et ils n’ont rien à se dire ; le film ne raconte pas grand-chose de plus. On sent d’emblée que ces retrouvailles auraient pu ne jamais avoir lieu : « Je ne savais pas si tu pourrais t’arranger, j’ai prévenu un peu tard – tout le monde est si occupé, maintenant », marmonne Kurt lorsqu’il débarque en retard, et sans aucune excuse, à leur rendez-vous. D’autres ont probablement reçu le même coup de fil avant Mark, et Kurt semble surpris que ce soit lui qui ait répondu présent ; mais au moins semble-t-il concerné par la perspective de ce moment partagé. Kurt soliloque, blague, évoque ses voyages, ses rencontres avec des amis d’autrefois, ses anecdotes du quotidien, ses rêves et ses cauchemars ; face à lui, Mark acquiesce, sourit, reste coi. S’opposent deux natures d’acteur : d’un côté, Daniel London, comédien professionnel, corps glabre et émacié, regard perçant, voix claire à la diction précise, visage lisse à peine agité de quelques tics qu’il semble chercher à contenir ; de l’autre Will Oldham, visage rond et velu, mobile et volubile, parole traînante mais dont la spontanéité apparente n’est pas nécessairement synonyme de naïveté. On le remarque grâce aux gros plans : cette manière de plisser avec attention ses petits yeux en amande tandis que sa bouche s’ouvre dans un demi-sourire… Non, le personnage n’est pas dupe du mépris silencieux de son ami. La tension sourde qui monte pendant les trois premiers quarts d’heure du film naît presque entièrement de ce silence, de cette forme de constipation émotionnelle du personnage de Mark. L’expédition tourne au vinaigre par la faute de Kurt, mais Mark ne laisse jamais échapper aucune réaction, tout juste un léger rictus d’agacement ou de mépris, tout juste une manière de s’extirper brusquement de la voiture pour regarder sa carte en s’exclamant : « J’ai besoin d’un peu d’espace. » Ces moments ne font que broder sur l’attitude adoptée par Mark envers Tania dans la première séquence du film : cette manière de prendre sur soi, qui se présente comme altruiste (s’effacer devant autrui pour éviter le conflit) mais qui en réalité néantise l’autre et étouffe toute possibilité d’intimité et de dialogue.
Le surplomb orgueilleux dissimulé sous l’affabilité apparente du personnage affleure vers la fin du film, quand il évoque avec fausse modestie sa contribution à un projet caritatif : « Même toi, tu pourrais faire ça si tu le voulais. Ce n’est pas que tu ne donnes rien à la communauté, hein. C’est juste une communauté différente », façon peu subtile pour la fourmi de reprocher à la cigale d’avoir dansé tout l’été. Ce reproche voilé explicite aussi le sous-texte politique du film, autre différence notable entre la nouvelle et son adaptation. Nous sommes en 2006, George W. Bush a été réélu deux ans plus tôt et le parti démocrate moribond semble avoir perdu contact avec une partie de son électorat, ne sait plus comment faire corps – une confusion mise en scène assez littéralement à travers les extraits de débats de l’émission Air America que Mark écoute en permanence sur son autoradio. Plusieurs Amériques cohabitent tout en s’ignorant mutuellement : on le perçoit à travers l’insistance de Reichardt sur le paysage qui défile à l’extérieur du véhicule. De prime abord, et c’est un sentiment qui provient en partie de la bande originale de Yo La Tengo – qui teinte ici sa pop indé d’accents americana –, on pourrait croire qu’il s’agit de simples vignettes touristiques typiques du road movie. Mais la durée, la récurrence de ces plans excèdent rapidement cette fonction transitionnelle ; les quartiers résidentiels bobos semblables à ceux où réside Mark alternent avec des usines désaffectées, des terrains de sport dévolus aux communautés afro-américaines ou des stations-service dont les clients rednecks font l’éloge des militaires revenus d’Irak ou d’Afghanistan. Kurt a sans doute raison d’affirmer qu’il n’existe plus de nette distinction entre la ville et la forêt (« Il y a des arbres en ville et des détritus en forêt »), mais cette interminable jungle périurbaine n’en semble pas moins constituée de zones étanches les unes aux autres, qui ne communiquent pas, comme le marque le montage tout en coupes brusques qui scinde l’espace plutôt que de le suturer. À l’intérieur de l’habitacle, le dialogue impossible entre les deux personnages reconduit cette division : leur nostalgie commune pour la ville d’avant la gentrification (un lieu qu’ils fréquentaient a été remplacé par un bar à smoothies) ne suffit pas à masquer ce qui désormais les sépare. L’un a un emploi et un logement stable, une vie « responsable », l’autre non. Leurs situations respectives leur font porter des regards très différents sur le monde qui les entoure : Kurt évoque une relation commune qu’il a eu le plaisir de croiser lors de ses pérégrinations, Mark se souvient surtout que cet homme a quitté la ville sans payer son loyer.
I’ve got a new partner riding with me
L’acuité de ce portrait en creux de l’Amérique fracturée des années Bush ne doit cependant pas faire oublier qu’avant d’être une allégorie politique, le film traite plus humblement de la fin inéluctable d’une amitié. Dans la très belle séquence centrale du film, alors que les deux compères ont élu refuge dans une décharge à ciel ouvert à défaut de trouver le camping, Kurt tente de crever l’abcès, et après tant de silence et de non-dits, la nudité de sa confession chuchotée fait l’effet d’une déflagration. Ivre, perdu dans un énième monologue poético-philosophique, Kurt finit par s’interrompre – Oldham baisse la tête, ferme les yeux, pousse un étrange gémissement. Reichardt coupe alors sur le visage de son partenaire. Isolé à droite du cadre, London ricane et boit une rasade de bière quand la voix de son complice laisse brusquement échapper hors-champ : « Tu me manques, Mark. Tu me manques énormément. J’ai envie qu’on soit à nouveau amis, il y a quelque chose entre nous et je n’aime pas ça, je voudrais que ça disparaisse. » Ce n’est pas grand-chose, le léger sursaut de l’acteur en entendant cette première phrase, comme si on venait de lui donner un coup de couteau, et sa façon de se dandiner légèrement et de regarder ailleurs tandis que les flammes du feu de camp dissimulent par instants son visage. Il étend son bras vers la gauche du cadre pour saisir son partenaire avec un sourire forcé, mais Mark nie (« Qu’est-ce que tu racontes, tout va bien »), et ce n’est qu’à ce moment-là que Reichardt nous montre le contrechamp. À nouveau, un coup de poignard : pas celui de la franchise, celui du faux-semblant. C’est ça, ce quelque chose entre eux, qui vient un jour nous séparer de ceux qui autrefois ont tant compté ; ce moment où l’on n’ose plus dire les choses telles qu’elles sont. Oldham baisse la tête, accuse le coup, a un bref sursaut de colère et puis le ravale. Face au masque indifférent, aux dénégations de Mark, la confession de Kurt doit immédiatement être annulée, vidée de sa substance, et on tire aussitôt le rideau des convenances sur cette parenthèse gênante de franchise. Entre hommes, on ne parle pas de sentiments.
Lorsqu’un soulagement tardif à la tension entre les deux amis finit par advenir, il faut logiquement qu’il s’exprime par les gestes et non par les mots, au moment où les compères atteignent enfin leur destination. Immergé dans l’eau brûlante, Mark atteint une forme de lâcher-prise qu’il n’avait pas réussie à trouver dans sa méditation au début du film : plan mémorable de son visage extatique, en légère contreplongée. Un nouveau monologue de Kurt berce sa rêverie éveillée ; il se conclut par une phrase que lui a dite pour le rassurer la protagoniste de l’un de ses rêves : « Ce n’est rien, tout va bien. Le chagrin n’est rien de plus que de la joie que l’on a portée trop souvent (Sorrow is nothing but worn-out joy) ». Et si c’était simplement ça, mettre un terme à une amitié qui s’éteint ? Se séparer d’un vêtement usé à force d’avoir été porté. Kurt se glisse alors derrière Mark, commence à lui masser les épaules. Mark se contorsionne, résiste à nouveau : « Hey, qu’est-ce qui se passe ? ». Et puis, il s’abandonne, ses traits se décontractent et l’alternance de plans au ralenti sur le masseur et le massé, et d’une poignée d’images – plus tôt, une limace sur le sol et l’envol d’un autre oiseau, les pieds nus des deux hommes entremêlés dans une composition qui évoque deux amants allongés côte à côte ; plus tard la main de Mark, alliance au doigt, qui se laisse glisser dans le bain, et l’eau qui s’écoule, encore et encore, tandis que chaque plan nous éloigne pudiquement de la cabane – suggèrent une tension homoérotique qui fait soudain surgir dans l’esprit du spectateur une toute autre idée des liens qui unissent les deux hommes. En réalité, on ne sait pas ce qu’a été leur amitié par le passé ; on sent simplement qu’elle s’est délitée. Reichardt nous montre les symptômes, jamais les causes.
Ce soulagement est de courte durée : après cette acmé en pleine nature, il faut revenir à la ville et le film semble peu à peu se défaire, abandonnant ses personnages à un avenir incertain. Mark reste une seconde de trop assis dans sa voiture avant de rentrer chez lui, et on perçoit comme une forme d’appréhension à l’idée de ce retour au foyer ; une série de plans accompagne Kurt qui, quant à lui, erre sans but dans les rues de la ville. « C’était… C’était génial Kurt », s’est exclamé Mark avec une conviction un peu forcée au moment de leur séparation, et à ce moment-là Oldham a à nouveau plissé ses yeux en amande et décoché à London son demi-sourire entendu ; le spectateur se dit « Tiens, probablement, ils ne se reverront pas ». C’est cette manière de rendre tangible ces déchirements profonds mais imperceptibles dans la toile tendue du quotidien, par l’extrême délicatesse du montage, du travail sonore et de la direction d’acteurs, qui fait depuis près de vingt ans toute la beauté du cinéma de Kelly Reichardt.