En quatre décennies d’activité, Howard Hawks s’est imposé comme l’un des maîtres incontestés du cinéma classique américain. Brillant quel que soit le genre abordé, le célèbre réalisateur au cigare fait aujourd’hui l’objet d’une rétrospective complète où les films rares côtoieront ses plus grands chefs d’œuvre.
Quand la critique sait jouer son rôle
La Cinémathèque Française décide donc d’honorer l’œuvre d’Howard Hawks, mais le lien privilégié entre la France et Hawks ne date pas d’aujourd’hui. Car si tout Français connaît, ne serait-ce que de nom, des films comme Scarface ou Le Port de l’angoisse, c’est qu’il a été, qu’il le veuille ou non, bercé par cette fameuse « politique des auteurs » très chère à la critique. Et Hawks en savait forcément quelque chose puisqu’il fut placé en étendard de cette heureuse formule par ses responsables des Cahiers du Cinéma.
Il est vrai que la réussite arrive relativement tôt pour ce cinéaste qui dès les années 1930 commença à jouir d’une certaine indépendance vis-à-vis des studios qui lui prouvèrent une certaine confiance dans la production et la réalisation de ses films. On connaît la règle : ce genre de traitement était rarement accordé à ceux qui ruinaient les caisses des majors, ce qui nous incite à déduire que les recettes des films de Hawks furent bénéfiques et ses films populaires aux États-Unis. Occupation oblige, pour le territoire français les choses se passèrent autrement. Jusqu’à la Libération, les Français n’eurent droit qu’aux cinématographies acceptées par Vichy, à savoir la sienne ou celles italiennes et allemandes. Après la guerre, il fallut non seulement récupérer quatre ans de films américains, mais surtout réintégrer ce cinéma dans les goûts du public. Bien sûr, Hollywood avait tous les outils pour s’en tirer, mais la critique joua tout de même un rôle important dans la revalorisation du cinéma américain, avec à la clé un jugement très sévère sur les productions commerciales françaises – ce que Truffaut appelait « tradition de qualité ». C’est à ce moment que des cinéastes tels que Roberto Rossellini ou Alfred Hitchcock font réellement leur entrée dans le panthéon du cinéma en France. Howard Hawks n’est pas en reste puisqu’il donnera même son nom à une tendance bien précise au sein de la rédaction des Cahiers : les fameux « hitchcocko-hawksiens ». Ce sont ceux qu’André Bazin appelle les « jeunes Turcs » formés par la nouvelle génération des Truffaut, Rohmer, Rivette… Ce dernier marquera en 1953 le début de cette adulation avec son article « Génie de Howard Hawks » paru évidemment dans les Cahiers (n° 23). Trois ans après, ce sera au tour de Jacques Becker et de François Truffaut d’accompagner Rivette pour l’entretien fleuve avec Hawks (n° 56) à l’occasion de la sortie de La Terre des Pharaons. D’autres commentaires dithyrambiques ponctueront la carrière de ce cinéaste dans les Cahiers et ailleurs.
Lorsque Truffaut conclut à propos de Scarface : « Ce n’est pas de la littérature, c’est peut-être de la danse, peut-être de la poésie, du cinéma sûrement », il montre bien à quel point Hawks à lui tout seul est synonyme de Cinéma, un cinéma dans tout son art. La formule de Rivette est connue : Hawks, cinéaste de l’évidence filmant à hauteur d’homme. Si cela est bien sûr affaire de slogan journalistique ou autres envolées lyriques chères à la critique, il faut avouer que cette idée a ouvert la voie à une lecture dominante et décisive du cinéma hawksien. Il en sort une vision humaniste au sens littéral du terme où les rapports entre humains priment sur les choix de mise en scène. La dialectique homme-femme se retrouve également en jeu, aboutissant sur la remise en question du rapport de force. Dans un film comme Les hommes préfèrent les blondes, toujours Truffaut souligne la manière dont ces deux intrigantes se jouent des hommes ainsi que l’aspérité avec laquelle Hawks décide d’aller jusqu’au bout de sa logique. Simultanément, c’est tout le mécanisme du comique hawksien qui se trouve décrit ici, dans son économie de moyens et sa manière de s’appuyer sur le réel sans abuser des effets de caméra quel que soit le genre. Voilà en quelque sorte l’évidence tant appréciée par les hitchcocko-hawksiens. Remarquons tout de même une autre évidence, c’est-à-dire la position d’Hawks dans le panorama du classicisme hollywoodien. Dans les années 1950, une carrière commencée dans le muet comme celle d’Hawks peut déjà faire de lui un vétéran. Il représente avec Ford, Wyler et d’autres une tradition dont la longévité fait preuve d’une capacité à intégrer des éléments de modernité technique ou culturelle, tout en préservant celles qui sont les bases du langage classique américain. Quoi de plus inspirateur pour une jeune génération qui revendique son goût pour le cinéma hollywoodien ? Il devient donc plus aisé de célébrer l’originalité et la liberté prises par des cinéastes qui peuvent se la permettre grâce à leur statut. Et Hawks lui-même de le confirmer en parlant de Nicholas Ray : « Mais les temps actuels sont assez durs à Hollywood pour un jeune metteur en scène : il n’a pas le matériel voulu, il n’a pas la liberté dont nous autres, vieux cinéastes, disposons ; la seule raison qui nous permette de faire de bons films est la liberté qu’on nous donne. » Ça n’a pas empêché les hitchcocko-hawksiens de saluer les œuvres de trublions comme Welles ou justement Ray.
Mais comment des gens enfermés dans le studio-system pouvaient être considérés des auteurs, dirions-nous ? D’énormes départements prévus à chaque effet et puis le fameux final cut rarement cédé aux réalisateurs et bien plus souvent contrôlés avec une main de fer par les producteurs… Justement, cette dimension permettait a fortiori de mettre en avant les capacités créatrices de ceux qui parvenaient tant bien que mal à s’en affranchir. Il faut dire qu’Hawks parvint à faire partie de ceux-là puisqu’il eut l’intelligence de s’impliquer dans les étapes du processus de préparation. C’est notamment le cas pour Scarface où il aida le scénariste Ben Hecht, en lui rapportant une grande partie de la documentation dont il avait besoin pour l’intrigue basée à partir de faits divers. Être cinéaste à Hollywood voulait aussi dire ça, et force est de constater que la rigidité de ses règles et de ses conventions eut au moins le mérite de stimuler l’esprit de cinéastes comme Hawks, mais également Lubitsch qui rivalisèrent en ruses pour arriver à leurs fins dans leur mise en scène. À partir de là, le public étant au rendez-vous, il est clair que ces cinéastes arrivèrent petit à petit à manger du terrain jusqu’à en arriver à superviser la totalité de leurs productions. Howard Hawks eut cette chance et en était bien conscient : « Pour moi, je n’ai pas l’habitude de travailler avec des producteurs : à l’occasion, quand un producteur me propose une histoire qui me plaît, et que nous sommes d’accord sur la manière de la tourner, je vais de l’avant et fais le film comme si j’étais mon propre producteur. » Voilà ce que veut aussi dire la notion d’auteur : un artisan, soumis à des impératifs avec lesquels il doit savoir jongler afin de faire rejaillir sa part de conception. Il suffirait de chercher parmi les autres auteurs pour vérifier la véridicité d’un tel constat. Parallèlement, il serait malhonnête de ne pas accorder au système hollywoodien le fait d’avoir su créer un langage à part entière, voire même l’organisation de tout un monde régi par ses propres conventions comme le remarquait Raymond Bellour.
Adulés, controversés, haïs, ces « jeunes Turcs » auront tout de même laissé une trace indélébile dans le cinéma mais aussi avant tout dans sa manière d’être pensé. Enfin, avec d’autres revues comme Positif, ils auront rendu à la critique cinématographique une place de choix qu’elle a su mériter, en s’accaparant un rôle important dans le débat sur le Septième Art, en le nourrissant et parfois même en le créant. Comme quoi la critique n’est pas seulement faite d’utopies et de vains discours : ce n’est pas Howard Hawks qui nous contredira.
« Je suis ce que je dis » : le double niveau de lecture
Howard Hawks, comme bon nombre de réalisateurs qui lui étaient contemporains (Hitchcock, Mankiewicz, Kazan, etc.), devait s’accommoder des exigences de la censure pour traiter certains sujets. De 1934 au début des années 1960, face à l’interdiction d’aborder la question de la sexualité, de l’avortement, du viol ou encore du grand banditisme, les réalisateurs devaient user d’ingénieux stratèges de mise en scène pour ne pas policer à l’excès leur propos. Mais à la différence de ses pairs, Howard Hawks, qui n’aimait pas particulièrement commenter son œuvre ou alors se délectait de fausses pistes empêchant toute lecture définitive de ses films, avait pour principale arme de transgression l’ironie totalement décomplexée, préférant le gag distancié à un tragique plus empathique. Témoin de son temps, Hawks prenait le soin, quel que soit le genre abordé, de chatouiller le spectateur tout en le divertissant et parfois d’aborder la question du tabou de manière tellement frontale qu’il encourageait finalement le spectateur à rire de sa propre inhibition.
Dès 1932, Howard Hawks jette un pavé dans la mare en réalisant Scarface, film mythique qui inspira un remake à Brian De Palma cinquante ans plus tard. Véritable parcours du combattant pour son réalisateur, le film s’inscrit dans la droite lignée des films de gangsters tels que L’Ennemi public de William Wellman en abordant la question du grand banditisme alors que les États-Unis ont totalement sombré dans la prohibition. Précédant de quelques années la mise en place définitive du Code de Censure, Scarface pose de très nombreux problèmes dans sa représentation du malfrat Tony Maconte (évidemment inspiré du célèbre Al Capone alors ennemi public n°1 aux États-Unis) et du rapport que le réalisateur instaure entre cette image et le spectateur. Exigeant d’Hawks que son film ne soit pas une apologie du banditisme, la censure lui impose de changer le titre en Scarface – The Shame of a Nation (Scarface, la honte d’une nation), de rajouter une scène moralisatrice, de modifier sensiblement le dénouement du film, mais surtout de rajouter un carton en introduction pour dégager toute ambiguïté et rappeler combien cette approche presque documentaire de la mafia reste avant tout un moyen d’alerter les pouvoirs publics. Et pourtant, malgré toutes ces restrictions, Scarface reste un film d’une complexité incroyable sur les enjeux de pouvoir qui régissent la nature humaine, se gardant bien d’énoncer le moindre discours manichéen sur la représentation du bien et du mal. Et lorsqu’on apprend dans la biographie d’Hawks que celui-ci a rencontré le géant de la mafia à plusieurs reprises (rencontres au cours desquelles Al Capone disait toute son admiration pour le film), il est bien difficile de ne pas voir comment l’association d’un carton aussi bêtement moralisateur à un tel chef d’œuvre ne fait que ridiculiser les censeurs (et par extension l’ordre moral) du début des années 1930.
Mais le domaine où le réalisateur fait probablement le plus preuve d’ironie reste probablement celui de l’identité sexuelle et de la sexualité en général. Dès 1941 et son Boule de feu rarement visible, les sous-entendus fusent au point d’offrir un second, voire un troisième niveau de lecture où se déchiffre subtilement une réflexion sur la sexualité et la frustration. Parce qu’il refusait qu’on lui prête des intentions trop explicites sur la représentation du refoulé (à la différence de Kazan ou de Mankiewicz qui puiseront bon nombre de leurs références dans l’univers de Tennessee Williams), Howard Hawks s’embarque dans d’improbables scénarios où l’absurde reste le seul moyen de déshiniber ses personnages. Dans Chérie, je me sens rajeunir (1952), un savant fou absorbe par erreur une potion qui le fait rajeunir. Si le thème semble assez conventionnel en soi, Howard Hawks parsème son film de détails qui donnent au propos une signification toute particulière. Afin d’éviter tout malentendu et de déresponsabiliser l’humain (qui se doit d’être blanc comme neige), le responsable de toutes ces mésaventures est un pauvre singe qui, après s’être échappé de sa cage, a pris la liberté de créer un mélange chimique aux résultats inattendus. Autre détail, si les personnages rajeunissent sensiblement, leur corps ne change pas, créant un décalage totalement inattendu entre leurs attitudes et leur maturité physique. Débarrassé d’un certain nombre d’inhibitions, l’homme de sciences et sa femme (respectivement interprétés par Cary Grant et Ginger Rogers) finissent par perdre conscience du qu’en-dira-t-on et s’abandonnent à des activités (danse, drague, prouesses sportives, vitesse) qui montrent combien leur quotidien avait jusqu’ici totalement étouffé leur libido.
Sur la question de l’identité sexuelle, Howard Hawks s’est fait un nom en multipliant les allusions sur l’homosexualité de ses personnages. N’hésitant pas un seul instant à réemployer l’ambiguïté sexuelle de ses interprètes, il revêt Cary Grant d’un peignoir féminin et lui fait s’exclamer « I am gay ! » dans L’Impossible Monsieur Bébé (1938), acteur qu’il érotise jusqu’au fétichisme l’année suivante, dans Seuls les anges ont des ailes (1939). En 1949, dans Allez coucher ailleurs !, Howard Hawks prend le parti de totalement inverser les rapports de force entre hommes et femmes. Lors d’une scène d’anthologie, Cary Grant se voit obligé de se vêtir en femme pour pouvoir embarquer aux côtés de son épouse, elle aussi militaire. Bien moins crédible que Tony Curtis ou Jack Lemmon dans Certains l’aiment chaud de Billy Wilder, le travestissement de Cary Grant ne tromperait personne sauf qu’il reste le meilleur moyen de faire imploser la question des déterminismes sexuels puisqu’elle ne se règle plus en terme d’illusion mais d’incarnation. Presque l’avant-garde de toute l’iconographie gay, Howard Hawks réalise avec Les hommes préfèrent les blondes (1954) l’un des films les plus queer de l’histoire du cinéma américain. Alors que la blonde et la brune (Marilyn Monroe et Jane Russell, toutes les deux fatales) sèment la pagaille sur un bateau de croisière dans un technicolor totalement délirant, les références à l’homosexualité abondent, notamment dans cette fameuse scène où Jane Russell chante son célibat et sa quête d’amour devant une horde de gymnastes sculptés qui s’agitent tout autour d’elle sans prêter la moindre attention à sa requête.
Le western n’est pas non plus épargné et met en scène des amitiés masculines d’une ambiguïté assez déconcertante. Dans La Rivière rouge (1948), un dialogue permet à deux cow-boys, exagérément heureux de se retrouver après une longue séparation, de comparer la taille de leurs revolvers et leur habilité à pouvoir s’en servir. Le jeune cow-boy incarné par Montgomery Clift (par ailleurs homosexuel) éprouve une fascination non dénuée d’homo-érotisme pour son aîné, incarné par John Wayne. Ce dernier sera d’ailleurs le centre d’une autre relation symboliquement homosexuelle, celle qui le lie à Dean Martin dans le brillant Rio Bravo (1959). Fonctionnant comme un vieux couple, les deux hommes entretiennent des relations plutôt complexes avec les femmes (l’amante de John Wayne ne manque pas de faire des allusions plutôt explicites à ce sujet). Le paroxysme de cette relation trouble est probablement atteint lorsque Dean Martin, discrédité par John Wayne dans son rôle d’assistant-shérif, déjà alcoolique, s’épuise en scènes pathétiques où pointe bien évidemment un besoin d’amour et de reconnaissance de son associé comme principal motif à cette déchéance.
Dans Le Port de l’angoisse (1945) et Le Grand Sommeil (1947), l’érotisation des rapports entre les deux personnages principaux (Humphrey Bogart et Lauren Bacall) passe par la direction d’acteurs et l’utilisation des décors. Dans le premier des deux films, Lauren Bacall, alors toute jeune actrice inconnue du grand public, fait preuve d’une effronterie rarement vue au cinéma à l’époque. Surnommée dès ce film « The Look », elle exprime très clairement son désir pour son partenaire (avec qui elle commençait par ailleurs une liaison qui allait aboutir sur un long mariage) en le regardant très fixement. La moiteur ambiante du film se retrouve également dans Le Grand Sommeil, réalisé deux ans plus tard d’après un scénario de William Faulkner. Ici, le désir entre les différents personnages se matérialise par l’emploi des décors où la profondeur de champs et les multiples portes qui s’ouvrent et se referment sont autant d’invitations à une sexualité totalement décomplexée.
Howard Hawks, amoral ou humaniste ?
Que, dans les années 1950, Les Cahiers du cinéma défendent contre vents et marées Howard Hawks, lui qui dut, comme tous les cinéastes de cette époque, composer avec le système des studios (et donc l’impossibilité a priori de choisir ses scenarii), est d’autant moins un paradoxe que si Hawks n’était pas un auteur dans le sens Nouvelle Vague du terme, il sut imposer ses choix en produisant lui-même la plupart de ses films. Un statut qui lui permettait de travailler en étroite collaboration avec ses scénaristes (ce qui ne fut pas toujours de tout repos pour ceux-ci, comme le raconte Todd McCarthy dans sa brillante biographie) et d’imposer son univers, quel que soit le genre auquel il s’attaquait, du western à la screwball comedy en passant par le polar.
Howard Hawks aimait les acteurs qui lui ressemblaient, ces tough guys qui firent le bonheur d’Hollywood : de gros et grands buveurs (Gary Cooper, John Wayne) et/ou virils (ou du moins représentants de la virilité, comme Cary Grant et Humphrey Bogart), appréciant la compagnie féminine (la plupart de ces comédiens furent mariés plusieurs fois). Cinéaste dur à cuire, aimant dicter sa loi, Hawks s’est posé, dès son premier film marquant, Scarface, comme le défenseur de ceux qu’on reléguait à la lie de la société : les gangsters, les meurtriers, les débauchés, les prostituées et les alcooliques. Ses personnages, sauf peut-être le sergent York, n’ont pas la morale des bons chrétiens. Lâches peut-être, selon certains, comme le héros du Port de l’angoisse, qui refuse d’aider la résistance française ; préférant le goût de l’argent à celui des actions désintéressées ; mais fidèles dans leurs amitiés, comme dans Rio Bravo, où le shérif (John Wayne) défend envers et contre tous ses adjudants, l’un alcoolique (Dean Martin, l’un des plus beaux personnages de Hawks), l’autre handicapé (Walter Brennan).
Les personnages hawksiens sont des solitaires qui ne doivent rien et ne veulent rien devoir à personne. Ils cachent leur identité derrière des surnoms passe-partout, comme Dude (« l’ami ») et Chance dans Rio Bravo, ou Steve et Slim (« mince ») dans Le Port de l’angoisse. Leur maxime ? « Je me mêle que de mes affaires. » Si d’autres personnages peuvent interagir avec eux, ils mettent un point d’honneur à construire eux-mêmes leur destinée, et ne changent pas d’avis au cours du film. Le sergent York doit se retrouver seul pour décider de son engagement dans l’armée : ni le pasteur, ni son capitaine ne peuvent rien pour lui ; le shérif de Rio Bravo refuse l’aide que lui offrent ses amis, ses égaux, préférant s’entourer de ceux qui lui doivent tout et à qui il n’est redevable de rien. L’univers hawksien est cynique : ceux qui se ressemblent s’assemblent (La Dame du vendredi), ou le happy-end risque fort de tourner au vinaigre un jour ou l’autre (La Captive aux yeux clairs). Toutes les relations humaines, surtout amoureuses, sont ambiguës : la rencontre n’est-elle pas simplement une façon d’échapper à la solitude pour y retourner ensuite ? Les personnages hawksiens ne se construisent pas un avenir ; ils ont déjà assez à faire avec le présent, comme le remarque Marilyn dans l’ironique chanson Diamonds are a girl’s best friend (Les hommes préfèrent les blondes) : que lui restera-t-il quand elle aura perdu ses charmes, à part ses diamants ?
Si les hommes, chez Hawks, s’acharnent à vivre de leur côté en évitant les gêneurs, les femmes hawksiennes n’en dépensent pas moins d’énergie à leur faire perdre le goût de la vie de célibataire. Lauren Bacall et Angie Dickinson ont bien du mal à faire accepter à Humphrey Bogart et John Wayne l’idée d’un « bon bain chaud » ; elles n’en partent pas moins avec leur amant sous le bras. Car Hawks, le cinéaste « viril » par excellence, n’a pas moins d’affection pour ses femmes que pour ses hommes, surtout si les premières sont les égales des seconds : opportunistes, aventurières, trop belles pour ne pas être un peu louches, ces femmes n’ont plus rien à perdre, et tout à gagner en prenant les hommes dans leurs filets. Les comédies en sont le plus parfait exemple : réduits à l’état de benêts rampant à leurs pieds, les hommes qui préfèrent les blondes et le professeur coincé de Ball of Fire (Gary Cooper) ont tout à apprendre des femmes, du baiser qui leur fait perdre la raison à l’art de passer la bague au doigt. Seule la femme est capable de faire plier l’homme à ses désirs, surtout lorsqu’elle le prend au dépourvu (La Captive aux yeux clairs).
À l’inverse d’un John Ford, Howard Hawks ne s’intéresse pas en priorité au collectif. Les personnages secondaires n’ont pas moins d’importance que dans l’univers fordien (voir pour cela les westerns, galeries de trognes auquel le cinéaste offre un traitement affectueux) et le héros ne parviendrait peut-être pas à s’en sortir sans ses adjuvants, mais la décision finale lui appartient toujours. Le happy-end échoue sur une forme d’irrésolution, surtout dans les comédies, où la vision qu’Hawks offre de la société américaine ne pourrait être plus cruelle : voir ainsi la fin de Twentieth Century (Train de luxe), où John Barrymore parvient à récupérer son amante Carole Lombard en usant d’un jeu de dupes particulièrement vicieux. Dans Le Port de l’angoisse, sans doute le film le plus « hawksien », le revirement de Humphrey Bogart (à l’inverse de son rôle dans Casablanca), n’est pas une prise de conscience soudaine pour l’engagement politique, mais une façon d’aider ceux qui lui paraissent « sympathiques ».
L’œuvre de Hawks ne se comprend ni dans l’amoralité, ni dans l’humanisme. Ses personnages principaux, dont le détective Marlowe du Grand Sommeil est un parfait exemple, ne sont pas des philanthropes, mais ce n’est pas pour autant qu’ils ne respectent pas certains principes. Des principes tout droit tirés de l’individualisme à l’américaine, version premiers colons. Sur la Terre promise, chacun est libre de faire ce qu’il lui plaît, dans la mesure où sa liberté n’empiète pas sur celle des autres. Au fond, Howard Hawks n’aurait-il pas rêvé d’être un héros hawksien ?