Complexe de bureaux construit à partir de rien dans les années 1970 au milieu d’une pinède entre Cannes et Nice, la technopole de Sophia Antipolis incarne le rêve californien de la Côte d’Azur, celui d’une mini Silicon Valley à la française, pôle de compétitivité futuriste entièrement tourné vers l’économie tertiaire. Pas étonnant que le devenir, quarante ans plus tard, de cet espace bétonné pensé à l’échelle de la voiture intéresse Virgile Vernier, cinéaste des non-lieux, dont le dernier film, Mercuriales (2014), suivait le quotidien d’hôtesses d’accueil et vigiles isolés du monde dans les fameuses tours de la porte de Bagnolet, à l’entrée de Paris.
Formé aux Beaux-Arts, évoluant dans les marges du cinéma français et de l’art contemporain, Vernier reproduit sa méthode caractéristique, qui consister à brouiller les frontières entre fiction et documentaire : acteurs non professionnels, prééminence du descriptif sur le dramaturgie, plans fixes paysagers, narration pointilliste, musique synthétique. Au-delà de son goût réaffirmé pour les architectures majestueuses et écrasantes, on retrouve même ici deux figures familières de son cinéma : celle de la jeune fille en quête de sens, et celle du gardien de nuit, vecteur d’un accès décalé aux espaces contemporains.
L’envers de la Côte d’Azur
Sophia Antipolis s’inscrit dans une géographie très précise : celle du continuum périurbain de la Côte d’Azur, vu depuis ses espaces interstitiels. Le film dissèque ce territoire comme jamais : carrefours routiers, abribus, parking de centres commerciaux, résidences pavillonnaires sécurisées. Autant de lieux fléchés, codifiés et inhumains, à l’image du corps de ces jeunes filles découpés au feutre noir lors de la première scène du film, en vue de leur opération d’augmentation mammaire. La composition de la bande sonore renforce l’inscription des scènes dans cet environnement périurbain, en entremêlant bruit de circulation et chant des oiseaux ou des cigales. Pour autant, si cet espace constitue bel et bien la matière visuelle et sonore du film, il ne représente pas réellement un sujet d’étude sociologique : loin de dresser la monographie d’une institution ou d’un lieu à la façon de Frederick Wiseman, le film est bien plus une évocation poétique, presque pointilliste, des propriétés spirituelles du lieu. La caméra de Virgil Vernier prolonge le geste artistique initié par Andorre et Mercuriales : construire, à partir des lieux et des personnages qui les hantent, des embryons fictionnels.
Impressionnisme narratif
Ces lieux empreints d’une grande mélancolie ne peuvent produire que des récits de solitude et de vide spirituel. La narration prend peu à peu forme autour de trois groupes de personnages, évoluant dans l’ombre de la découverte du corps carbonisé d’une jeune fille inconnue : de très jeunes adolescentes désirant se faire refaire la poitrine ; une quadra veuve d’origine vietnamienne rejoignant un groupe sectaire ; un vigile noir qui participe à une milice urbaine aux tendances d’extrême droite. Virgil Vernier ne tire rien d’autre de ces histoires que le fil imaginaire qui les relie entre elles, et qu’il laisse le soin au spectateur de dérouler. Les profils psychologiques et histoires potentielles sont évoquées plus que développées ; ces figures et ces formes ne mènent à rien d’autre qu’elles-mêmes et esquissent plutôt une vaste perspective impressionniste. Sophia Antipolis, comme la secte qu’il s’attache à filmer, renforce ce geste par un rapport presque ésotérique au monde : images du soleil, de la mer, des lieux labyrinthiques… La musique électronique lancinante composée par James Ferraro amplifie cette sensation de flottement hors du monde et du temps.
Étrangeté de cinéma
Si Sophia Antipolis évite tout autant le pensum baudrillardien sur la ville simulacre que la performance arty, c’est parce que l’inquiétante étrangeté dégagée par ces lieux est aussi celle d’un cinéma qui renvoie de manière vertigineuse, par la radiographie du territoire, à un tissu d’autres films. L’inspiration californienne de la Côte d’Azur permet au film de se télescoper à l’ensemble de la cinématographie de Los Angeles, récemment redigérée et réinterprétée par Under the Silver Lake de David Robert Mitchell, dont Sophia Antipolis pourrait être une sorte de version française low fi. Bien plus, on pourrait trouver ici des réminiscences lynchiennes, avec ces palmeraies filmés de nuit et le surgissement de corps étranges dans le réel (l’apparition d’un grand brûlé sur le parking d’un restaurant reste une des scènes marquantes du film). De Lynch aussi, le film adopte la mise en abyme de la fiction lors de scènes de simulation trompeuses : reconstitution de la scène de meurtre par la police, simulation de combat de rue lors d’un entraînement au Kalah System (sorte de krav-maga réadapté à des scènes de violence urbaine jouées) ; spectacle d’hypnose dans le sous-sol d’un hôtel Ibis… Tout ceci produit une inquiétante étrangeté, renforcée par l’usage du 16 mm, dont le grain très marqué opacifie presque l’image, exacerbant l’onirisme du film. Cette capacité à altérer une approche quasi documentaire du réel par l’émergence de motifs et de formes étranges confère au nouveau film de Virgil Vernier un mystère qui fait toute sa force.