Le titre énigmatique du troisième long-métrage de Virgil Vernier prend son sens à la moitié du film, alors qu’Afine (Zakaria Bouti), un escort de Monaco, énumère en voix off une série de nombres par ordre croissant en débutant par cent. Comme indiqué par un échange de SMS dans la séquence précédente, ce point de départ correspond au tarif d’une passe, tandis que les cent mille milliards évoquent une opulence mirifique lorgnant sur l’imaginaire du conte. Dans Mercuriales et Sophia Antipolis, l’inscription dans une réalité contemporaine précise ouvrait déjà sur le fabuleux, en voilant des espaces périphériques d’un onirisme diffus dont émanait une étrange splendeur. Avec ses innombrables magasins de luxe, ses décorations de Noël clinquantes et son gigantesque chantier d’extension en mer, la principauté offre ici un décor idéal pour le travail plastique du cinéaste. Dans le prolongement de ses précédents films, la ville se présente ici comme un personnage à part entière, avec de nombreuses vues urbaines plus ou moins autonomes, se glissant au sein d’une fiction aux coutures elles-mêmes lâches. Les compositions des cadres jouent avec les surfaces vitrées des devantures ou bien avec les immenses silhouettes des grues, qui se découpent dans le ciel à la manière d’un monstre menaçant. Lors de ces moments de stase, Monaco s’apparente à un mirage fascinant du capitalisme tardif, convoquant tout à la fois le merveilleux des récits de Schéhérazade (« Elle lui parla des palais, des châteaux, des diamants, et de tout l’or qu’elle avait vu. », énonce une voix off) et des visions futuristes, voire pré-apocalyptique – Julia, une jeune héritière richissime dont s’occupe une cliente d’Afine, confiera au jeune homme que l’île artificielle où travaillent ses parents doit servir de bunker pour se protéger d’une catastrophe imminente.
Grâce à cet imaginaire hybride, le territoire s’appréhende dans toute son étrangeté, loin des représentations dominantes qui verrouilleraient la perception en lui accolant un discours économico-social préfabriqué. À ce titre, les scènes de prostitution instillent un certain trouble, en déjouant les schémas traditionnels. Dans la première, Afine est rejoint par un client qui se déshabille d’abord devant lui pour exhiber sa musculature saillante. Le jeune homme n’apparaîtra que dans un second temps, en train de fumer flegmatiquement sur le lit. Si elle se clôt sur une classique fermeture de porte pour éluder le rapport sexuel (le film n’en compte d’ailleurs aucun), la séquence aura ainsi inversé les positions attendues et contrarié la logique ordinaire de ce type de scènes. En passant d’une villa à l’autre, Afine semble glisser sur les surfaces aseptisées dans une déambulation solitaire qui évoque la neurasthénie de Lucas Ionesco dans The Smell of Us ou la mélancolie de River Phoenix dans My Own Priate Idaho. Au sein de ce monde à la temporalité floue, les relations interpersonnelles n’obéissent plus aux normes sociales structurantes, ce qu’illustre explicitement un repas de Noël, qui réunit un trio atypique composé d’une baby-sitter serbe faisant appel aux services d’Afine et de Julia, la petite fille délaissée par ses parents.
La rencontre entre Afine et Julia amorce une seconde moitié plus resserrée narrativement, où ces deux solitudes vont se rapprocher malgré leur éloignement sur l’échelle sociale. Hélas, la greffe entre un récit plus linéaire qu’à l’accoutumée et l’esthétique fragmentaire de Vernier ne prend pas vraiment, si bien que ces deux tendances finissent par jouer l’une contre l’autre. D’un côté, la trajectoire de ces deux personnages que tout oppose se présente comme une intention de scénario, d’autant plus qu’elle côtoie des séquences à la narration suspendue. De l’autre, elle entrave la dimension hypnotique de ces moments, en révélant la nature morcelée de la mise en scène, qui table davantage sur une juxtaposition de séquences autonomes supposées infuser sur l’ensemble. C’est au fond un danger qui guette l’esthétique de Vernier depuis Mercuriales : à l’instant où le fantastique atmosphérique perd sa puissance d’envoutement, le film s’effrite pour révéler les effets arty qui le composent (nappe sonore, angles rongés de la pellicule, dissociation voix/image, etc.) L’artifice est ici d’autant plus palpable qu’il rejoue à l’identique certaines idées de ses précédents films : l’ouverture de 100 000 000 000 000 répète par exemple un plan de Sophia Antipolis où un ciel crépusculaire était accompagné d’une voix off non identifiée aux accents prophétiques et légendaires. Sentiment frustrant : si le cinéma de Vernier fait montre d’une ambition plastique certaine, cette dernière ne parvient pas encore à prendre totalement corps à l’échelle d’un long-métrage.