Après avoir démontré leur capacité à animer toutes sortes de créatures plus ou moins inertes (jouets, robots, cauchemars, émotions, défunts et autres fourchettes en plastique), il semble presque naturel que les studios Pixar se penchent sur leur propre recette pour en isoler l’ingrédient secret, la « petite flamme » tapie au cœur du réacteur numérique le mieux huilé du cinéma d’animation contemporain. Voici donc venir Soul – ou Âme, pour reprendre le titre québécois et souligner au passage la parenté étymologique du terme avec celui d’animation –, dernier-né des studios Pixar signé Kemp Powers et Pete Docter, sorti directement sur la plateforme Disney+. On y suit le parcours de Joe Gardner, musicien de jazz et enseignant dont la soudaine fortune professionnelle prend fin à la suite d’un accident qui sépare son âme de son enveloppe corporelle pour lui faire rejoindre le « Grand Au-delà ». Dans une tentative de fuite désespérée, celle-ci change de dimension et se retrouve coincée dans le « Grand Avant », où son destin se trouve lié à celui de 22, une âme en attente d’incarnation, dépourvue de la fameuse « petite flamme » indispensable à la vie terrestre.
Les premières minutes du film, ancrées dans un environnement new-yorkais particulièrement réaliste, prétexte et préambule à l’exploration d’univers plus abstraits, déconcertent un peu. Outre le rythme effréné, c’est surtout le traitement du corps du héros qui retient l’attention : à l’étroit dans la salle de classe où il enseigne, tour à tour menacé par une morsure de chien, l’impact d’une voiture ou la dématérialisation pure et simple (lorsqu’il se laisse « flotter » dans sa propre musique), la version « en chair et en os » de Joe apparaît d’emblée comme encombrante. C’est qu’avant la rencontre avec la jeune pousse récalcitrante qui lui apportera le salut, le héros de Soul nous est d’abord présenté comme un mort en sursis.
Ce mépris pour la matérialité du corps de Joe (dont les mains seront plus tard qualifiées de « baguettes articulées recouvertes de viandes ») trouve son reflet inversé dans la représentation des âmes, douces et éthérées, qui peuplent le Grand Avant, dont Powers et Docter font le terreau idéal de leurs expérimentations figuratives et de leur mise en abyme scénaristique. Sorte d’envers algorithmique du récit new-yorkais, le « Grand Avant » est le lieu d’un « You Seminar » (traduit de manière plus explicite en français par « Qui suis-je ? »), où les âmes explorent les richesses de l’humanité et forment leur personnalité avant de trouver l’étincelle qui leur servira de passeport pour la vie terrestre. Difficile, dès lors, de ne pas voir dans cette vaste hypothèse, où les traits de caractère sont distribués selon une combinatoire purement ludique, le reflet à peine voilé d’une writers’ room, avec en point de mire notre planète, vers laquelle les âmes sont envoyées depuis un portail à la rencontre de leurs propres histoires. Difficile également de ne pas reconnaître dans les « Mystiques sans frontières », ces personnages aux couleurs psychédéliques qui naviguent dans le « Grand Avant » et maîtrisent l’art du voyage interdimensionnel, une transposition ironique des cerveaux de Pixar en néo-hippies faiseurs de destins, adeptes de la lévitation et de la méditation transcendantale.
Être ou ne pas naître
Au-delà du simple jeu réflexif, la première demi-heure du film est surtout l’occasion, pour Docter et Powers, d’oser un degré de complexité et de liberté rarement atteint dans le cinéma d’animation mainstream. Derrière l’apparente naïveté de certaines idées (Terry, la gardienne de l’ordre aussi irascible qu’orgueilleuse, compte les âmes sur un simple boulier et utilise de vieux dossiers en papier pour vérifier l’identité des uns et des autres), Soul assume les aspects les plus abstraits, voire hermétiques de son propre univers. Lorsque Joe rencontre pour la première fois une Conseillère du « Grand Avant », sorte d’éducatrice pour petites âmes, celle-ci se présente comme « l’assemblage de tous les champs quantiques de l’univers, sous une forme accessible à vos petits cerveaux humains ». Dans la continuité des œuvres précédentes de Pete Docter (Monstres et Cie, Vice-Versa), le film réussit brillamment à allégoriser les espaces mentaux, à rendre tangible l’impalpable et à l’organiser en un territoire cohérent, obéissant à des règles très précises, dont chacune peut à son tour se traduire par une vérité existentielle plus ou moins subtile. C’est en tout cas ce que suggère une scène de la deuxième partie du film : 22, enfermée par erreur dans le corps de Joe, raconte aux clients d’un barbier son expérience d’âme désincarnée et leur explique le fonctionnement du « Grand Avant ». Le discours opère alors aussi bien littéralement (22 décrit ce qu’elle a vécu au premier degré) qu’à un niveau métaphysique (les clients l’écoutent attentivement et admirent sa « philosophie » de la vie). On peut aussi voir cette scène comme l’expression des limites d’un certain postmodernisme version Pixar : en équilibre entre, d’une part, la volonté de doubler le grand spectacle familial d’une réflexion théorique et, d’autre part, une pensée existentielle prenant la forme d’un système de correspondances un peu simpliste, l’intelligence de Pixar s’inspire à l’évidence davantage de la logique des algorithmes que des grands philosophes (Aristote, Gandhi, Copernic et Jung sont d’ailleurs gentiment moqués par le scénario).
Si la maturité du film est un peu trop surlignée pour convaincre pleinement sur le plan scénaristique, elle séduit davantage sur le plan esthétique, où elle se traduit par une liberté quasi totale. Entre la rencontre d’un dessin en 2D et d’une technologie 3D pour les personnages de Conseillers, les allures de croquis inachevé qui caractérisent le décor du « Grand bazar général », ou encore un clin d’œil au surréalisme de Magritte (un carton renversé servant de portail dimensionnel est accompagné d’un panneau sur lequel on peut lire : « C’est juste une boîte »), Soul prend en quelque sorte la virtuosité à rebours et opte pour une épure qui frôle régulièrement l’abstraction et donne lieu à des expérimentations visuelles assez fascinantes, sublimées par les mélopées inquiétantes de Trent Reznor et Atticus Ross. On pense d’ailleurs souvent à Vice-Versa et à son « Hangar des pensées abstraites », où de simples à‑plats de couleurs se substituaient progressivement aux personnages en 3D, jusqu’à la non-figuration, étape ultime du minimalisme qui imprègne de toute évidence l’ambition esthétique de Soul. On peut même craindre, en découvrant le film, que les studios Pixar ne finissent par céder à cette tentation de l’abstraction (aussi bien visuelle que narrative) pour se contenter de déambulations à travers des expériences toujours plus conceptuelles, renvoyant l’existence humaine et ses récits aux cimaises, comme dans ce musée du « Grand Avant » où la vie de Joe se trouve résumée en une exposition à la curation hâtive et parcellaire.
La recette de l’improvisation
Mais c’est justement là que Soul impressionne : par sa capacité à prendre en charge, à l’intérieur même du récit, cette question du romanesque pour en déconstruire la recette et en réorganiser les ingrédients. Si la partie centrale – un retour à New York en forme de récit d’apprentissage sur fond d’échange de corps – peut sembler classique, voire éculée au premier abord, il s’y opère en réalité un flottement intéressant, un glissement du point de vue à la faveur du personnage de 22 et une réorientation surprenante du propos du film. Ainsi, l’audace de Soul réside peut-être moins dans son univers allégorique que dans sa façon de miner la quête de résurrection de Joe en remettant progressivement en cause les notions mêmes de personnage et de quête, pourtant centrales dans tous les scénarios du catalogue Pixar. Parmi les nombreuses idées qui peuplent le scénario très dense du film, la plus étonnante consiste ainsi à réunir sur un même territoire (la « Zone ») les âmes passionnées et les âmes perdues, le pianiste emporté par sa propre mélodie et le trader obnubilé par ses transactions au point d’en oublier de vivre. À la jonction de la « petite flamme » et de l’obsession maladive, Soul questionne l’idée même de passion, organisant le retournement potentiel de toute idée fixe en une source d’aveuglement et d’aliénation.
Le film interroge ainsi le fantasme d’un corps immortel dont le moteur serait la vocation artistique, pour mieux orienter son héros vers une régénération de l’âme, un état originel d’émerveillement universel et indifférencié, dépourvu d’objet. Il est assez frappant de constater que la complexité de Soul est finalement mise au service d’un éloge de la simplicité et de l’infiniment petit. L’acmé émotionnelle du film (qui reste par ailleurs en deçà de ses prédécesseurs sur le registre du mélodrame) est sans doute la scène au cours de laquelle Joe, assis devant son piano, improvise un morceau en observant les objets rassemblés par 22 au cours de son séjour terrestre – une sorte d’inventaire à la Prévert incluant une bobine de fil, un reste de pizza ou encore une carte de métro. « Jazzer », néologisme utilisé plus tôt par 22 pour désigner sa propre capacité à composer avec le réel et ses obstacles, retrouve alors un sens proprement artistique et musical, les ingrédients du réel le plus banal permettant à l’artiste de composer un titre inédit et personnel. Soul s’achève ainsi dans une posture d’humilité qui contredit la maestria virevoltante du début. Tout se passe comme si Docter et Powers avaient voulu pousser au maximum le curseur de la mise en abyme et de l’allégorie pour renoncer in extremis à leur complexité et assumer un éloge de la vie dans ce qu’elle peut avoir de plus humain et prosaïque. « Vous voulez à tout prix que la vie ait un sens, c’est d’un primaire ! », lance un Conseiller à la fin du film : cette formule condense parfaitement le propos paradoxal d’une œuvre finalement plus convaincante dans sa morale existentialiste que dans les circonvolutions métaphysiques qui la sous-tendent.