En prolongement de la critique d’Hugo Mattias, quatre de nos rédacteurs débattent de Soul, et plus largement de l’évolution du cinéma de Pixar, de l’émotion qui constitue sa marque de fabrique à quelques problèmes posés par ses dernières productions.
Josué Morel : Pour lancer la discussion, on pourrait avancer l’idée que Soul permet de préciser, au-delà de ses qualités ou de ses défauts, le cap pris par Pixar ces dernières années. Partons de trois questions : 1) d’où vient Pixar ? 2) que raconte Pixar ? 3) à quoi tient l’émotion chez Pixar ? Dans son essai paru chez Capricci, Génie de Pixar, Hervé Aubron rappelle non seulement que le studio vient à l’origine d’Apple (il est cofondé par Steve Jobs), mais qu’en plus son nom est d’abord celui d’un ordinateur – le Pixar. Pour Aubron, la spécificité du studio tient à son rapport à l’animation numérique et aux fictions qu’il produit : des récits qui épousent le point de vue de machines regardant des humains. Il décrit comment, au début, les fictions pixariennes ne prennent pas pour objet l’humain, puis y arrivent, mais par le biais de surhommes, Les Indestructibles, ou d’un robot, dans Wall-E, avant finalement Là-Haut et les films qui suivent. Les récits convergent ainsi vers une ouverture à l’humain, mais sans se départir du point de vue de l’ordinateur, comme le rappelait Vice Versa ; au cœur du cortex de la petite fille trônait une salle de contrôle informatisée.
Ce qui m’intéresse et me semble poser question dans Soul se joue notamment à deux échelles, où s’opère une forme de court-circuit : d’abord, la figuration du monde selon une conception algorithmique, mais aussi comme un système (analogue à celui d’une usine ou d’une entreprise), question très bien décrite par Gabriel Bortzmeyer dans Débordements et Jean-Philippe Tessé dans Les Cahiers du cinéma au moment de la sortie de Vice Versa. Ensuite, ce cheminement vers l’émotion. Cette émotion pixarienne tient à l’émerveillement d’un regard posé sur le monde, filmé selon des modalités précises, à savoir généralement un plan en plongée sur un personnage qui lève les yeux, ébloui ; un plan récurrent héritier des années 1980, d’Amblin et de Spielberg. Disons, pour résumer simplement, que les films de Pixar convergent vers le vertige d’une redécouverte du monde.
Corentin Lê : Ce qu’on recherche en effet dans un Pixar, c’est ce moment où tout se révèle au personnage principal. Je pense au récent En avant : le père qu’on croyait chercher est en fait à côté de nous, et on appréhende le monde dans lequel on évolue sous un tout nouveau jour. Dans Soul, il y a encore cela, à partir du moment où le personnage prend conscience que « l’étincelle » qui lui manquait se trouve dans ce qui l’entoure. On ne peut pas dire que cet émerveillement pixarien n’est pas là, mais l’émotion ici ne survient pas forcément…
Sylvain Blandy : Soul reprend au fond des ingrédients assez classiques chez Pixar : il y a à la fois l’épiphanie qu’évoque Josué, celle d’un regard émerveillé porté sur le monde, d’autant plus bouleversante pour le spectateur que ce monde reste un peu étrange (en particulier dans les premiers films, avec des images de synthèse encore perfectibles), et la question récurrente de la transmission. L’émotion vient souvent chez Pixar de quelque chose d’assez circulaire (le climax de Toy Story 4 a d’ailleurs lieu sur une grande roue). Parfois ce sont des mains qui se joignent (dans Toy Story 3, devant le grand incinérateur), ailleurs quelque chose de l’ordre de la transmission filiale ou générationnelle (à la fin de En avant les retrouvailles contrariées avec le père, dans Toy Story 3 le don des jouets à une petite fille, etc). Dans Soul, l’un des personnages permet à l’autre de retourner au monde, et en même temps le film raconte l’histoire d’un professeur. Donc, toujours, la transmission ; l’émotion, chez Pixar, est censée venir de là.
J.M. : C’est extrêmement intéressant ce que tu dis, parce que ça met le point sur l’articulation des deux voies que l’on évoque : l’émotion est précisément mise en circuit. Je ne dis pas que les Pixar ne sont pas émouvants à cause de cela, mais qu’il y a du moins une forme de jointure dans le regard algorithmique de la représentation du monde et la manière dont les émotions s’expriment. Se dégage un scénario générique ; au-delà des films-structures, des films-usines, (Vice Versa, Soul, donc, qui comme le précédent film de Pete Docter est dans cette mouvance-là, mais aussi Monstres & Cie), ces mondes, en circuit fermé, racontent au fond la même chose. Je pense à En avant et Coco, films presque jumeaux : dans un cas un mort revient chez les vivants, dans l’autre un vivant visite les morts, et à chaque fois pour un nombre limité d’heures, dans une course contre le temps. Les rapports entre le monde et l’au-delà sont affaire de circuits, de systèmes et de règles très précises. On est donc encore dans une logique informatisée, où pointe une double angoisse récurrente chez Pixar : l’obsolescence programmée et la nécessité du recyclage pour avancer. C’est là que se joue quelque chose de nouveau pour le studio : plus ils cherchent à pénétrer au cœur de l’humain et de son rapport au monde (en entrant dans la tête d’une petite fille pour voir la naissance des émotions ou en figurant l’au-delà), plus l’obsession qui les anime se révèle machinique.
S.B. : Ensuite, le mètre-étalon de l’émotion Pixar, auquel on pense instantanément, c’est le début de Là-Haut : à la fois on n’est pas du tout sur la machine puisque c’est quelque chose de très humain, qui est la finitude humaine, mais cela fonctionne tout de même selon une logique cyclique – l’écoulement du temps, le rythme universel que chacun traverse vers sa dissolution.
J.M. : Cela me fait penser que Soul et Coco ont ce point en commun : il s’agit moins de films sur la mort que sur le fait d’apprendre à vivre. Le contact avec la mort sert à mieux reconnecter les circuits. C’est quelque chose qui, dans le détail, quand on regarde de plus près, me pose problème dans les derniers Pixar : à quel point tout devient fonctionnel. Soul l’illustre parfaitement. Les sensations que procurent la musique, l’art, la méditation transcendantale, ou des concepts comme la Zone, qui par essence désigne un monde hors du temps et de l’espace (comme dans Orphée de Cocteau ou Stalker de Tarkovski), sont assimilés ici à une strate s’inscrivant pleinement dans ce circuit général qu’est l’univers. Dans la cosmologie de Soul, chaque élément fait partie d’un circuit : l’au-delà, le grand commencement, et le monde lui-même, puisqu’en fin de compte le personnage va réussir à revenir dans cet espèce de purgatoire en jouant simplement du piano (là aussi, jouer, inventer, a une utilité). Tout est connecté, en circuit fermé, tout s’imbrique de manière un peu parfaite, tout composant a une fonction dans l’économie et l’architecture du récit.
Transmission et recyclage
Damien Bonelli : De mon côté, je suis obligé de partir de l’émotion primordiale de spectateur qui a été la mienne devant ce film. Toutes les réserves que vous adressez au film concernant cette histoire de circuit fermé, de devenir-machinique des personnages et des émotions, auquel je serais tenté d’opposer un devenir-humain des machines, ne m’a absolument pas posé problème pour ce film-là, contrairement à Vice Versa, que j’avais apprécié à l’époque mais qui me paraît correspondre beaucoup plus, de mon point de vue, aux critiques que vous adressez à Soul. Précisément parce que j’avais l’impression qu’il y avait un problème d’incarnation majeur dans le film, en cela que la jeune fille était pratiquement évacuée de la totalité du récit au profit des émotions qui s’agitent en elle et y exercent des rapports de force. J’avais trouvé le film virtuose mais beaucoup trop théorique et incapable de susciter en moi l’émotion que j’ai ressentie devant Soul qui, malgré sa complexité scénaristique, m’a paru très fluide dans sa manière d’assurer la transmission qu’évoque Sylvain. Pour moi, le film réussit vraiment à figurer la transmission d’une manière qui n’est pas circulaire, mais véritablement transitive, avec justement le choix qui est opéré par l’âme de Joe à la toute fin du film, au moment où il décide de céder sa place à 22 pour tenter lui-même une réincarnation dont on ignore l’issue. Et à bien y réfléchir, je n’y vois pas un happy end, comme ça a souvent été souligné par certains adversaires du film, mais plutôt un personnage à la croisée des chemins, à qui est donné une chance de rejouer sa vie. On ignore d’ailleurs absolument dans quelle direction elle va le mener et j’ai trouvé que ce point d’interrogation était en fin de compte plus intéressant et davantage émouvant que ne l’aurait été simplement le fait de condamner Joe, en tout cas son âme, à devenir une sorte de formateur, de gourou, d’éducateur spécialisé des âmes récalcitrantes.
J.M. : Cette nuance que tu dresses entre transitif et circulaire est intéressante, mais il y a tout de même quelque chose dans le rapport de Joe à 22 qui relève du recyclage, pour remplir le petit diagramme et préparer son arrivée sur Terre. Sur la question de l’émotion, c’est délicat car on peut être ému pour plein de raisons. À titre personnel, même si je ne sais pas ce que j’en penserais aujourd’hui, j’avais écrit à l’époque une critique très émue de Vice Versa. Là, ce qui me gêne tient à ce que le principe du circuit imprimé, qui sert de structure générale aux dernières œuvres de Pixar, aboutit à une émotion – au risque d’être un peu dur – de l’ordre de l’épiphanie publicitaire. La morale du film vante « le goût des choses simples », comme une publicité pour une fameuse marque de jambon… J’ai du mal à voir d’où vient l’émotion devant ce petit bout d’érable qui tombe. L’épiphanie me semble un peu mise en boîte.
D.B. : Mon émotion tient plutôt à la représentation de ce qu’est une passion. J’ai été extrêmement sensible à la manière dont le personnage principal s’illusionne sur la nature de sa vocation intime et personnelle, qui serait d’être un pianiste de jazz à qui ne manquerait que la reconnaissance pleine et entière de son talent. Alors qu’en réalité sa véritable vocation est d’être un enseignant et un passeur, ce que ses péripéties aux côtés de 22 finiront par lui faire comprendre. J’ai trouvé par exemple très belle la manière dont le personnage du propriétaire du salon de coiffure lui permet de comprendre qu’aucune passion n’est véritablement valide si elle n’est pas capable d’intégrer l’altérité. Joe Gardner est étonné par la sagesse du coiffeur, dont il n’avait jamais pris conscience, parce qu’il était autocentré et frustré, éminemment narcissique et incapable de concevoir que sa passion l’aliénait et l’empêchait d’être attentif aux choses qui l’entoure.
J.M. : Sur cette question de l’apprentissage, il faut rappeler une évidence : les films Pixar sont des films destinés aux enfants, qui enseignent la nécessité d’accepter la tristesse ou le lâcher prise, d’apprendre à embrasser la mort pour mieux vivre, etc. Ce sont des leçons de vie métaphysiques destinées aux plus petits, ce qui n’est pas à balayer d’un revers de la main. Et en même temps, dans ce film-là, le côté « logiciel » de la leçon pédagogique me semble particulièrement saillant. Si l’on peut mettre au crédit du film de ne pas choisir cette conclusion trop évidente, celle où le personnage découvrirait que sa vraie vocation est d’être un professeur, au risque de le réduire là encore à une fonction, dans les faits, cette question de la transmission s’inscrit tout de même pour moi dans une logique circulaire.
S.B. : Ce qui est amusant pour le coup, dans l’idée de passer du narcissisme du personnage à une prise en compte de l’altérité, tient à ce que le lieu de l’extase, de la passion la plus forte, corresponde à cette Zone où l’on peut tout aussi bien se perdre. Il est assez curieux que le même lieu serve à la fois à désigner la plénitude et la perdition. Dans les deux cas, on reste profondément seul.
C.L. : Josué, tu parles d’épiphanie, Sylvain, de plénitude. Je pense que les derniers Pixar sont animés par une quête d’accomplissement. Dans Vice-Versa par exemple, la tristesse ne servait qu’à atteindre le bonheur, elle était un faire-valoir de la joie…
J.M. : C’est la logique de ces circuits : il faut passer par l’expérience de la mort pour mieux vivre.
C.L. : C’est pour ça que, même dans Coco et En avant, on a toujours des personnages de prime abord incomplets, travaillés par une béance, hantés par la perte. Dans Coco, c’est l’arrière-grand-père, absent d’une photo de famille, dans En avant c’est le père défunt, dans Soul, même Joe Gardner a perdu le sien. Ici, il manque quelque chose au personnage, qui fait face à un vide intérieur. Il est incomplet et toujours coupé en deux : il travaille à temps partiel dans une école, le club de jazz où il rêve de jouer s’appelle « The Half Note », son âme est ensuite littéralement séparée de son corps, une scission s’opère dans le Sujet, et quand 22 est aux commandes (« 22 » : encore une affaire de dédoublement), elle joue avec le reflet de son corps dans la vitrine d’une boutique. Joe a d’abord un rapport conflictuel à la béance, au vide et à la séparation. À la fin, le fait de franchir le seuil d’une porte, de passer d’un monde à un autre, correspond à une forme d’accomplissement, où les deux strates sont reliées dans un mouvement continu. Les deux parties initialement séparées se réunissent et l’Être atteint la plénitude. C’est là où le film me touche peut-être moins que Coco ou En avant, dont les conclusions respectives étaient davantage tournées vers le rapport à l’Autre (les membres d’une même famille, vivants ou morts) : cette forme d’accomplissement du Sujet s’inscrit dans une culture du bonheur individuel, entretenue par la philosophie de la Silicon Valley, qui est celle du développement personnel…
L’ambiguïté Pixar
J.M. : Oui, d’autant qu’il y a ici quelque chose qui amplifie l’idée de Vice Versa, sur le monde vu comme une usine. Une usine qui serait un peu monstrueuse, puisque les personnages sont interchangeables. Cette idée par exemple que les ouvriers du Grand Avant ont le même nom, sont sans volume et parlent avec une voix d’intelligence artificielle. Par ailleurs, le film reprend des logiques de séminaire, avec des name-tags…
C.L. : Il feint d’ailleurs de s’en moquer, en parlant de « rebranding », mais le fait quand même.
J.M. : Oui, c’est paradoxal. Il est évident que cette ambition de dépeindre le monde numérique a toujours été là chez Pixar. Et en même temps, il y a une ambiguïté dans le regard posé sur cette mutation. Par exemple, lorsque le personnage arrive dans le Grand Avant, il demande s’il est au paradis. On lui répond que non, et quand il s’inquiète de savoir s’il s’agit de l’enfer : pas de réponse, si ce n’est la répétition des petits diablotins que sont les âmes encore vierges ! De même, lorsque le personnage du comptable, Terry, pénètre le monde humain, c’est une scène de cauchemar, qui occasionne un traumatisme. Là ça m’intéresse, car il me semble que Pixar a toujours au fond cultivé ce paradoxe. C’est à la fois un monde créé par une machine, qui montre des machines… Même Joe Gardner est quelque part une machine. Tu dis qu’il lui manque quelque chose, mais comme il manquerait un composant à un ordinateur. À un moment, il évoque vaguement un personnage dont il serait amoureux, mais ça ne reste qu’un nom de programme, c’est « Lisa », on ne sait pas ce qu’elle fait, qui elle est…
C.L. : Et elle est comme stockée dans sa mémoire vive, que 22 consulte. On ne peut y accéder qu’à partir du moment où on est dans sa tête.
J.M. : Exactement. C’est presque un logiciel en veille. Mais revenons à la question de l’ambiguïté. À partir du moment où Pixar s’est mis frontalement à représenter l’humain, les films se sont aussi attelés à révéler le caractère monstrueux d’un monde robotisé. Dans Wall-E, on a la plante verte contre la navette régie par un ordinateur de bord, avatar de HAL dans 2001. Dans Les Indestructibles les héros affrontent un robot géant. Même dans Cars 3, ce sont des voitures, mais l’antagoniste utilise des ordinateurs et des simulations pour être meilleur que Flash McQueen, qui lui fait des tours de piste où on voit la poussière, la boue, la matière, etc. On a ce paradoxe très étrange chez Pixar, où un univers d’ordinateur serait couplé à une petite musique dépeignant le monde numérisé comme un enfer. Soul poursuit cette démarche. D’une part, il figure l’au-delà comme un tapis roulant, et de l’autre il n’est pas anodin que la première âme tourmentée que l’on voit soit un trader. Il y a une ambivalence, voire peut-être une forme de roublardise à cet égard. On est face à un studio fait par des machines, qui pense comme des machines, qui montre le regard de la machine et qui, en même temps, presque pour rassurer le spectateur, est travaillé par le fond dystopique du numérique, avec une certaine méfiance vis-à-vis de ce qu’il représente. Dans Soul, ça s’incarne de façon assez troublante : la ligne, c’est la menace, avec l’incursion dans New York de Terry, cette excroissance numérique rappelant un peu le personnage du dessin animé La Linea, qui va se fondre naturellement dans les lignes des enseignes, du métro, des murs, etc. C’est une tension qui en tous cas m’intéresse.
S.B. : Le film est aussi construit autour du principe de vertige. C’est la fameuse phrase de Jerry quand il dit à Joe qu’il se manifeste sous une forme qui lui est concevable, faute de pouvoir se montrer comme l’entité abstraite qu’il est vraiment. Le film repose sur la question de découvrir ce qu’il y a « en dessous » de l’apparence concevable des choses. Une séquence au début met par exemple en scène la théorie des cordes. On comprend que, derrière la petite musique du quotidien, sourd une sorte de chaos. C’est l’ordre et le chaos à la fois… Le film, honnêtement, m’a angoissé dans sa première moitié. Les personnages n’ont plus aucune substance, ils glissent en permanence d’un espace à un autre.
J.M. : J’aurais voulu que ça m’angoisse, mais ça reste à mon sens trop lisse.
S.B. : Oui il n’y a pas de scène de pure angoisse, mais c’est quelque chose qui infuse l’ensemble.
C.L. : Il y en a quand même une lorsque Terry se trompe de cible et fait plonger un innocent dans une sorte de « sunken place » ! Mais pour revenir à cette ambivalence de Pixar que tu décris Josué, moi c’est là que le film me passionne : Pixar semble comme hanté par l’envers maléfique du numérique, à savoir la Silicon Valley et la technocratie. Quand le personnage de Terry va chercher les dossiers des âmes, il arrive dans une salle d’archives ressemblant à une forêt de serveurs. C’est l’iCloud en quelque sorte, qui permet de retrouver la trace de n’importe qui… Je crois que Pixar est très lucide par rapport à ça. Le studio s’en amuse, avec peut-être une part de cynisme, je ne sais pas. Le simple fait qu’il y ait des hippies errant dans l’envers du Grand Avant, à savoir La Zone, renvoie aux origines paradoxales de la Silicon Valley. Ce sont des hippies, des idéalistes, et en même temps des entrepreneurs, des comptables et des courtiers en bourse. Pixar, la Silicon Valley, c’est ça : d’un côté, le commerce, le capitalisme dystopique, de l’autre la féérie, les cercles magiques et les utopies numériques où l’on se connecte les uns aux autres. Le chef des hippies, Vendelune, est dans le même temps en train de sauver les âmes perdues dans la Zone et de faire tourner un panneau publicitaire dans les rues de New York. Soul prend en charge cette ambivalence du numérique d’un point de vue historique et culturel, mais aussi son tiraillement figuratif entre virtuel et reproduction du réel. C’est à la fois l’un des Pixar qui essaie le plus ouvertement de figurer des concepts très abstraits, et en même temps un film qui va essayer de nous faire ressentir une ville de la façon la plus organique qui soit. Quand 22 sort de l’hôpital et découvre New York, on a une surcharge sensorielle. Je trouve ça étonnant que Pixar essaie à ce point de miser sur le réalisme.
J.M. : Oui et en même temps, cette scène me fait penser à l’éveil d’un robot. C’est le réveil d’une intelligence artificielle dans le corps d’un être humain. Elle expérimente, découvre ce qui se passe et se dit « c’est incroyable, on sent des choses ». Quelque part, on peut aussi dire que c’est l’histoire d’un ordinateur qui deviendrait humain. Mais c’est intéressant ce que tu dis, c’est un film sur l’au-delà, sur le jazz aussi, donc sur le mystère de la musique…
C.L. : Et plus particulièrement l’improvisation propre au jazz ?
J.M. : Oui et non, justement ! Le film met en scène, du moins en ce qui concerne le piano, une branche particulière du jazz : le jazz modal. On démarre sur un thème très simple et précis, qui à partir de là va dériver tout en suivant le modèle initial. Même l’improvisation ici ne peut advenir qu’à partir d’un système. Il n’y a pas de vraie suspension en apesanteur, contrairement à ce qui est figuré dans la « zone ».
C.L. : On pourrait d’ailleurs considérer que le pianiste est comme un informaticien qui tape sur son clavier, transcendé par la machine. On dit bien qu’on « pianote » sur un ordinateur.
J.M. : Oui, il y a de ça.

New York, New York
C.L. : Ici ce qui m’étonne chez Pixar, c’est que le studio n’a jamais eu l’ambition de se rattacher à ce point à une expérience concrète du monde. Damien, toi qui es New-yorkais, que penses-tu de la façon dont la ville est mise en scène ?
D.B. : Je trouve justement que Soul brille par sa représentation très réaliste et vibrante de cette ville, que je n’avais jamais vue ainsi dans un film d’animation, sauf peut-être dans Spider-Man : New Generation. À la différence près que ce dernier, porté par une ambition figurative assez hors du commun, n’avait suscité en moi aucune des émotions que j’ai ressenties devant Soul. Évidemment le projet reste très différent, mais ce sont deux films d’animation qui sont, de mémoire récente, capables de supplanter un certain nombre de films tournés à New York sans parvenir pour autant à saisir la spécificité de cette ville : ses mouvements, sa vibration, etc.
J.M. : C’est une fois de plus paradoxal, parce que ces deux films, au-delà de leur approche « réaliste », racontent la même chose : New York serait le lieu d’une rencontre entre différents mondes numériques qui se superposent. Le Spider-Man est sous-titré en VO Into the SpiderVerse : il y a plusieurs univers qui s’entremêlent, des portails qui s’ouvrent, comme dans Soul. New York serait quelque part la ville numérique par excellence.
D.B. : Ça, je ne sais pas. On pourrait aussi voir New York dans Soul comme un monde régi par une complexité impossible à synthétiser. C’est justement un lieu que ne pourrait saisir totalement l’inframonde qui s’agite en coulisses, à savoir le Grand Avant. On voit bien, malgré toutes les tentatives déployées par cet univers réminiscent de la Silicon Valley, et qu’on pourrait assimiler au studio Pixar lui-même, que l’incursion dans cette ville s’avère compliquée car elle est difficile à résumer en un algorithme. Je vois New York dans ce film, à travers son rendu et ses textures, comme une forme de résistance à la vision très conceptuelle de l’existence promue par la Silicon Valley.
J.M. : C’est l’un des nœuds du problème. Damien, tu as raison de pointer que New York a une épaisseur par rapport à l’inframonde, mais l’incursion de Terry vient nuancer ce constat : il avance dans un monde en 3D, épais, comme s’il évoluait sur une image en 2D, montrant par là que tout reste structuré par des lignes. Son arrivée révèle l’ossature algorithmique du décor. New York est déjà un monde numérisé.
C.L. : Il y a un passage très parlant à ce niveau-là. Une séquence un peu étrange, où Joe comprend ce qu’est vraiment « l’étincelle » de 22 : la beauté des choses du quotidien, la vie dans ce qu’elle a de plus prosaïque. Il y a un enchaînement d’images à la tonalité presque publicitaire. On part de quelque chose de très concret, par exemple des pieds ancrés dans du sable balayé par des vagues, avant de s’éloigner petit à petit, jusqu’à atteindre les confins du cosmos. Une vision cosmogonique et transcendantale à partir de laquelle Joe entame son ultime retour dans la Zone puis dans le Grand Avant. C’est un mouvement quasi malickien, qui témoigne pour moi de la véritable ambition du studio Pixar, qui serait moins de filmer la ville, à mon sens ici plus un prétexte ou un simple point de départ, que de sonder les mystères de l’univers, avec un défi en tête : figurer ce qui a priori ne peut pas l’être. Quant à savoir s’il y parvient, c’est une autre affaire.