C’est un plan extraordinaire, situé dans la dernière partie du film : alors que James Donovan (Tom Hanks) négocie un échange de prisonniers avec la RDA dans le Berlin de 1961, des fonctionnaires allemands sillonnent en bicyclette l’intérieur d’un couloir dont l’horizon est happé par un halo blanc. À l’arrière-plan, les silhouettes sont comme ravalées par cet au-delà lumineux tandis que le héros délègue, comme si tout cela était parfaitement normal, un message à un jeune subalterne passant par là. La scène est à la fois emblématique de la splendeur visuelle du film et de son ampleur apaisée. L’air de rien, Spielberg déploie à partir de cette histoire d’espionnage, inspirée de faits réels et scénarisée par les frères Coen, une maestria plastique au service de la grande affaire de son œuvre : la rencontre entre un œil émerveillé (le spectateur) et la lumière (le film).
Cette rencontre, qui fait du Pont des espions un film éminemment spielbergien, se joue toutefois en remettant à plat quelques présupposés sur l’œuvre de l’auteur comme, par exemple, la dichotomie communément établie entre d’un côté son versant hitchcockien et de l’autre son élan fordien. Or James Donovan, vieux matou au sens aigu de la justice, est une figure que l’on pourrait juger typiquement fordienne (ce que viendra entériner la fin, sublime, qui voit le héros revenir au foyer) mais catapultée dans un monde qui serait quant à lui hitchcockien, fait de doublures et de faux-semblants. Sur ce point, l’ouverture et le dénouement se répondent et synthétisent le mouvement du film qui, comme souvent chez Spielberg, met en abyme le spectateur face à l’objet de son regard. Le premier plan révèle ainsi un espion russe dont l’image serait triplée : d’abord son reflet, à gauche, puis son visage, au centre, et enfin l’autoportrait qu’il est en train de peindre, à droite. Cette démultiplication d’une image de soi annonce autant la matière du récit (trois espions présumés, trois camps) qu’elle ne révèle un visage fragmenté s’opposant à l’entièreté du héros, honnête et droit, qui trouvera à l’issue du film « son » image (un tableau, une photo dans un journal), en acceptant d’aller à la rencontre des images qui se présentent à lui – jusqu’à ce dernier plan où Donovan contemple, à travers la fenêtre d’un métro, la ville qui défile sous ses yeux.
Rencontre avec l’image
Entre ces deux bornes narratives se déplie un récit protéiforme qui ne va jamais exactement là où on l’attendait, sans pour autant perdre ce fil. Après une ouverture quasi muette, Spielberg semble, après Lincoln, revenir au film de prétoire pour finalement emprunter un chemin plus sinueux. Tout, des courtes scènes de procès aux sous-intrigues d’espionnage, gravite en vérité autour de cette rencontre, celle que Spielberg a toujours mise en scène : rencontre avec l’Autre (E.T., Rencontres du troisième type, Les Dents de la mer, La Guerre des mondes), rencontre avec le foyer retrouvé (L’Empire du soleil, Catch Me If You Can), rencontre avec le mirifique (tout Amblin). Sauf que la rencontre, qui est aussi chez Spielberg un cheminement vers la lumière, touche ici à une forme de quintessence de son cinéma. C’est l’image elle-même qu’on rencontre, celle projetée dans une salle obscure ou jaillissant d’un poste de télévision, admiré par le même œil ému d’un père de famille fatigué que celui d’un enfant terrorisé par un spot sensibilisant aux dangers du nucléaire. Subtilement, ce rapport entre l’œil et le film devient le double-fond de l’intrigue : une scène de procès est raccordée sur la diffusion d’un film scolaire, un militaire prend la place d’une télévision pour exposer une mission à de jeunes soldats, un autre poste cathodique se trouve derrière l’interlocuteur russe de Donovan lorsque ce dernier vient négocier la libération d’un de ses compatriotes à Berlin-Est, etc. Le récit d’espionnage devient alors aussi le récit d’une guerre des images : l’armée américaine envoie au-dessus des terres soviétiques un avion secret dont les cales renferment non pas des bombes, mais trois gigantesques objectifs capables de prendre des photographies extrêmement précises des infrastructures ennemies. C’est l’illustration à la fois la plus parlante et la plus spectaculaire (avec à la clef une scène aérienne d’anthologie) d’un mouvement qui imprègne souterrainement l’ensemble des scènes.
Par exemple, la première rencontre entre Donovan et Rudolf Abel, l’espion russe : Spielberg met en scène cette confrontation par une série de champs-contrechamps non seulement millimétrée dans l’évolution du découpage, mais qui révèle surtout une incongruité aussi étrange que doucement amenée. Les plans centrés sur l’énigmatique Abel, dont le secret est le métier, sont ainsi embués d’une brume à la provenance là encore inexplicable – on retrouve là, comme dans Munich et Lincoln, l’usage somptueux des fumigènes fait par le chef-opérateur, Janusz Kaminski – tandis que Donovan, lui, évolue dans un cadre-espace filtré de cette fumée. Peu à peu la brume se dissipe du côté d’Abel : il y a rencontre, un lien se noue, comme lorsque l’avocat discute avec le juge chargé de l’affaire devant deux miroirs, d’abord un vieilli (l’image est trouble), puis un autre flambant neuf (les hommes tombent d’accord, l’image renvoyée par le miroir est nette). Cette scène illustre, parmi la foule d’idées hallucinantes dont recèle l’ensemble, la grandeur retranchée du film, trésor d’inventivité qui ne s’appesantit sur aucun de ses exploits. Elle est aussi la manifestation minimale d’un principe que Spielberg étend aux scènes de tribunaux, où la ligne de partage entre l’assemblée et la cour renvoie à la frontière qui sépare le canapé de la télévision, le spectateur de la lumière. L’émotion du film tient beaucoup à ce principe fondamentalement spielbergien : voir un film de Spielberg, c’est avant tout retrouver l’image du spectateur enfantin qu’on a été, et que l’on redevient momentanément le temps de la projection. C’est aussi, pour revenir au halo évoqué en ouverture de ce texte, l’expérience d’un rapport très sensible aux personnages qui se présentent à nous, à la fois ombres qui traversent un monde tout en reflets et papillons inexorablement attirés par l’appel de la lumière.
L’émotion scellée
Là où Le Pont des espions étonne, c’est qu’il explore ce passionnant programme filmique au sein d’un film qui vient par ailleurs, après Cheval de guerre et Lincoln, poursuivre et conclure une trilogie néoclassique dont il constitue probablement la pièce maîtresse. Les trois films reviennent chacun sur un moment charnière de l’histoire américaine (première guerre mondiale, abolition de l’esclavage, pic de la guerre froide) sous une forme aussi crépusculaire que souverainement apaisée. Pourtant, Le Pont des espions n’est pas à tout fait le film fantomatique que l’on escomptait, il chemine certes vers un retour – retour à la maison, retour à une image entière et ressoudée de soi, retour qu’opère le néoclassicisme à la forme classique –, mais aussi vers une acmé lumineuse, jadis source d’un ravissement littéral (E.T., la soucoupe de Rencontres du troisième type) qui ici se substitue à une feutrée mais bouleversante altération du rapport qu’entretient le personnage au monde qui l’entoure.
Ce cheminement vers la lumière est aussi un cheminement vers soi-même, pour le héros comme pour le spectateur. La scène finale rejoue un traumatisme qui prend place dans le dernier tiers du film : à bord d’un métro aérien, Donovan assiste de sa place de voyageur-spectateur à l’exécution de Berlinois tentant d’escalader le mur qui tranche en deux la capitale. Sidéré, il se précipite vers la vitre-écran alors que l’image défile sous ses yeux et déjà se soustrait à sa vue. Pourtant son souvenir demeure, il infuse et reconfigure son rapport au monde, jusqu’à ressurgir sans crier gare dans l’ultime séquence où Donovan voit des enfants escalader le grillage qui sépare deux jardins d’un quartier new-yorkais. C’est là où le héros n’est pas seulement fordien, mais bel et bien spielbergien : avant d’être un vieux sage au jugement éclairé, il est surtout un spectateur du monde-cinéma, qui en cela se regarde inévitablement comme on assiste à un miracle – d’où la crispation, toujours présente, entre admirateurs et détracteurs du cinéaste (y compris au sein de notre rédaction, cf. les textes négatifs de notre confrère Matthieu Santelli sur Cheval de guerre et Lincoln).
On ne doute guère que le film divisera, comme avant lui les sommets des années 2000. Pourtant, il réussit l’exploit d’être à la fois théorique et constamment incarné : tout revient inévitablement à cette lumière qui habite le film et lui confère ses multiples nuances. C’est un film aussi simple que complexe, qui déploie une savante armature pour soutenir la plus limpide des trajectoires : Le Pont des espions ne porte au fond que sur notre relation aux images, et sur la façon dont elles se réfléchissent sur nos vies, soit l’affaire de tout spectateur de cinéma. Il va sans dire que, sur ce terrain, Spielberg n’a pas son pareil pour sceller cette émotion première du spectateur face à l’objet de son émerveillement et la rejouer à l’écran. Là se trouve aussi la clef pour comprendre la versatilité toujours renouvelée de sa carrière, lui qui est capable de nous entraîner dans une aventure aussi ludique et déchaînée que Tintin avant de trouver, le temps de trois films, une forme résolument plus assagie mais animée par la même croyance dans les pouvoirs d’enchantement du cinéma. Le Pont des espions, chef‑d’œuvre tranquille, prouve une fois de plus qu’il est aujourd’hui un vieux maître au sommet de son art, un cinéaste mature qui n’a pourtant rien perdu de son regard d’enfant ébahi.