Ni simple lifting d’un film culte, ni produit opportuniste marketé pour attirer les ados fraîchement vacanciers, ce remake de Poltergeist, produit par Sam Raimi, est une surprise. Car on n’attendait honnêtement pas grand-chose de cette relecture d’un classique des années 1980, tant le cinéma de genre, faute d’inspiration, a puisé ces dernières années sans vergogne dans le grenier des Craven (Freddy, La colline a des yeux, La Dernière Maison sur la gauche), Carpenter (Fog, The Thing), Hooper (Massacre à la tronçonneuse) et consorts. Au milieu de cet océan de navets, de torture porns et de médiocres décalques, Poltergeist surnage sans peine tant il semble être le seul rejeton de cette triste portée à s’affirmer comme véritablement contemporain (comprendre : à ne pas seulement accumuler les signes de modernité et augmenter le quota d’hémoglobine) en faisant justement d’une modernité de l’image (3D, présence d’un drone et de caméras thermiques à l’écran) le moteur même de sa forme.
Depuis combien de temps un blockbuster ne nous avait pas happé, dès ses premières images, dans le monde suprêmement étrange de la 3D ? Depuis combien de temps l’explosion de la profondeur de champ n’avait conféré une telle bizarrerie aux corps et aux espaces ? Il faut voir au détour d’un gros plan les yeux enfoncés de Jared Harris, un peu plus éloignés de son nez qu’à l’accoutumée, pour réaliser que la 3D peut subrepticement changer notre perception naturelle du monde – comme le montre d’emblée l’ouverture du film, où une voiture, un arbre ou encore une cuisine se présentent à nous comme pour la première fois. De perception il ne s’agit que de cela : dans la maison au cœur du film cohabitent deux mondes superposés, celui des vivants et celui des morts. Le recours à l’outil tridimensionnel, pleinement exploité par la composition de plans discrètement dissonants, le plus souvent cisaillés de lignes accentuant l’effet de relief, permet un travail sur la profondeur de champ qui se démarque du tout venant du cinéma d’horreur contemporain : elle est moins là pour créer un espace où se tapit et surgit la source de l’effroi (la partie jump-scare et train-fantôme du film est d’ailleurs la plus faible) que pour permettre l’entre-choc de deux strates au sein d’un même plan. Là, la 3D peut dévoiler ses trésors : les ténèbres embaument véritablement le cadre, jusqu’à boucher son horizon lumineux, la porte du placard de la chambre de la petite fille (dont l’importance est ici bien plus grande que dans le film de Hooper) n’apparaît plus seulement comme le portail entre deux mondes mais aussi tel un seuil entre deux modes de perceptions, les lens flares ajoutés numériquement et les phénomènes lumineux acquièrent une autonomie propre, se superposent pleinement aux personnages ou s’éloignent dans la pénombre.
Deux dimensions
Belle limite du film : lorsque l’invisible est arraché à sa dimension, et s’invite dans la nôtre, l’apparition qui en résulte s’avère presque systématiquement décevante, qu’il s’agisse de cadavres (ou débordement de la pourriture), de clowns ou même de fantômes, moins impressionnants car moins bizarroïdes que dans la version de Hooper. Par contre, le film n’a pas grand-chose à envier à son aîné lorsqu’il s’agit de dévitaliser le champ du visible pour le gorger d’épouvante (l’ombre de la petite fille qui saute vers sa chambre, un visage d’enfant sans bouche et sans yeux, etc.) et de faire perler le malaise en jouant sur l’organisation de l’espace. Mais le film ne reste pas vissé à ce seul programme suggestif, qu’il remplit certes avec brio, et donne vraiment à voir, au cours de séquences assez impressionnantes, la doublure fantomatique de la maison. Excellente idée par exemple que ce drone, qui plonge dans les profondeurs ectoplasmiques et pénètre des couloirs cylindriques tapissés de corps décomposés (on pense alors à la tanière de Jeepers Creepers) : le film, qui semblait alourdi par le tribut à payer à l’original (en revisitant des passages obligés, de la scène de l’arbre au décalque d’un plan célèbre où des chaises changeaient soudainement de position) renoue alors avec son esprit, en replaçant l’image et sa matière en son centre.
Si chez Hooper et Spielberg, producteur et coscénariste du film de 1982, la télévision, présente dans le premier et le dernier plan du film, faisait office de passerelle entre le réel et le surnaturel, c’est un autre voile-écran qui sépare ces deux strates dans le film de Gil Kenan. Le « monde surnaturel », qui infusait jusqu’ici le « monde tangible » par la 3D (soit par un autre mode de perception), se dévoile ici effet par le truchement d’une image autre, donc inquiétante – celle d’un au-delà numérique capté par un drone ou par une caméra thermique. Telle est la réussite de ce Poltergeist version 2015, non sans défauts mais réellement captivant : moins qu’un film d’épouvante il est un objet presque expérimental, où la peur naît de l’étrangeté, et l’étrangeté des possibilités qu’offrent les moyens techniques de l’époque. En somme, une vraie proposition de cinéma horrifique.