Avec The Grand Budapest Hotel, Wes Anderson taille une encoche imaginaire dans l’histoire du XXe siècle en s’installant dans une Europe fantasmée des années 1930. Pour ce cinéaste, qui a toujours maintenu ses films à une distance hygiénique avec la réalité, laissant ses petites fantaisies bourgeonner dans des bulles méticuleusement organisées, cette immersion dans l’entre-deux guerres – même si le contexte historique avance masqué sous les traits d’une fable – fait figure de petite révolution. Mais ce n’est pas tout. Avec ce huitième long-métrage, le Texan amorce ce qui pourrait bien être – paradoxalement – un tournant dans sa filmographie : si tout est, une nouvelle fois, parfaitement en place, il n’en demeure pas moins que pour la première fois les enfantillages psychorigides de Wes Anderson frôlent le surmenage. Tous ses tics formalistes et ses effets de signature – en somme, tout ce qui rendait son cinéma si innocemment aimable et qui participait aux paisibles roulis de ses récits – provoquent dans Grand Budapest Hotel une confusion quasi hystérique dans ce monde où tout est, pourtant, minutieusement étiqueté (des objets aux hommes, en passant par les lieux et même les scènes).
Poupées russes narratives
Cette manie de Wes Anderson à parsemer ses décors d’écriteaux n’est pas nouvelle, mais elle est si prégnante dans Grand Budapest Hotel qu’il en devient impossible de passer à côté d’une des ambitions premières du metteur en scène depuis ses débuts : réorganiser le monde, y introduire l’harmonie qui lui fait souvent défaut. Encore une fois, rien ne change vraiment pour le cinéaste, mais les choses se complexifient tout de même un peu. En témoigne l’entrée dans le film qui, par le biais d’un enchâssement de narrations – où trois voix-off se passent le relais –, remonte le cours de l’histoire pour passer ainsi de la fin du XXe siècle au début des années 1930.
À la base de cette astucieuse structure en gigogne, un écrivain vieillissant (Tom Wilkinson) nous livre, face à la caméra, la recette de sa tambouille littéraire (les auteurs n’inventent rien mais composent leurs œuvres en écoutant les histoires des autres) avant de céder la place à une version plus jeune de lui-même (Jude Law), déambulant dans les couloirs vides du Grand Budapest Hotel. Ce dernier rentre en contact avec le mystérieux Moustafa Zero (F. Murray Abraham), propriétaire des lieux, qui propose de lui raconter comment il a hérité de l’hôtel. Et c’est ainsi que, méthodiquement, par sauts de trente ans, on passe d’une idée (la théorie littéraire du préambule) à son illustration ; du romancier au véritable personnage principal de cette histoire : Monsieur Gustave (Ralph Fiennes), l’épatant concierge du palace éponyme à l’époque où cette institution vénérable (non sans rapport avec le sanatorium Berghof décrit dans La Montagne magique de Thomas Mann) connaît ses dernières heures de gloire – tout comme le continent européen qui s’apprête à basculer dans l’un de ses plus sombres épisodes.
« The plot thickens »
Une fois installé le cadre des tribulations de M. Gustave (faussement accusé du meurtre d’une aristocrate dont il est l’un des potentiels héritiers), la fluidité un peu guindée du récit, semblable à celle des autres réalisations de Wes Anderson, s’emballe dans une intrigue fiévreuse, pilotée avec une frénésie inaccoutumée chez ce réalisateur habituellement friand de personnages pantouflards et de scènes filmées au ralenti. Serait-ce le contexte historique, à l’heure où une nation germanisante imaginaire s’apprête à entrer en guerre, qui impose ce sentiment d’urgence, cette tempête avant le cataclysme ? C’est assez possible, car, même si Anderson ne prend pas à bras le corps cette dimension pseudo-historique, il la laisse pousser comme des ronces menaçantes sur les bas-côtés de son intrigue (particulièrement emblématique de cette approche : la scène où le jeune Zero se rue pour apporter à M. Gustave un journal titrant en Une « Bientôt la guerre ? », tandis que cette information se trouve reléguée au second plan par un autre article annonçant la mort de l’aristocrate – drame qui lance véritablement le récit). Ainsi cerné par les flammes d’un sujet sérieux (la prise de pouvoir des Nazis, représentés ici avec la parodique « section Zig-Zag »), le formalisme du cinéaste fait front à cet assaut en doublant son contingent de tics et de bibelots vintage. Il est assez amusant de noter, au passage, que bien que Wes Anderson s’ouvre pour une fois à une forme de réalité, il applique, dans un même mouvement, une stratégie de repli sur ses marottes visuelles.
Cette formidable aisance avec laquelle le réalisateur est capable de décliner son univers enfantin et loufoque dans des contextes hétéroclites (scolaire, familial, sub-aquatique, sylvestre…) se frotte cette fois – intentionnellement – à ses propres limites. L’abondance des détails dans la mise en scène, conjugué au rythme particulièrement soutenu, provoque une saturation qui ne saurait, malgré tout, saper l’harmonie chère à Wes Anderson. C’est que, même si Grand Budapest Hotel est marqué par une densification des images – l’utilisation du format 4/3 n’y est bien évidement pas étrangère –, jamais le cinéaste dandy ne se départit d’un esprit de légèreté et d’espièglerie, comme lorsque M. Gustave (personnage particulièrement croustillant) souligne avec sérieux, alors que son enquête pour prouver son innocence avance : « The plot thickens » (l’intrigue se densifie), avant de contrebalancer cette remarque par une interrogation comique : « By the way, why “thickens” ? Is it a soup metaphore ? »
À la fois prolongement, intensification et mise à l’épreuve du cinéma de son réalisateur, Grand Budapest Hotel s’avère non seulement valoir pour lui-même, mais aussi pour la curiosité qu’il créé quant à comment Wes Anderson parviendra à donner suite à ce geste aussi épuisant que revitalisant.