C’est le calme avant la tempête de tout récit apocalyptique. Un moment suspendu où la tranquillité nourrit l’angoisse à la mesure de sa disparition annoncée. En cet été 1976, Basse-Terre a été évacuée. La Soufrière, le volcan guadeloupéen qui la domine menace d’exploser, on annonce une violence équivalente à cinq ou six bombes atomiques. Herzog prend sa voix la plus hypnotique et douce pour décrire la situation en arpentant la ville désertée avec son cameraman. Comme souvent dans ses documentaires, il feint le journaliste neutre. Les plans sont fixes sur les rues, une douce musique classique en fond très bas les accompagne, les feux rouges sont les seuls mouvements, les animaux la seule vie.
Bienvenue chez Werner Herzog
On retrouve le familier paradoxe d’une nature magnifiée malgré une mise en scène naturaliste, voire parodiquement entomologiste, et la mise en place immédiate d’un univers proche de l’extraordinaire. Le cinéaste allemand est un cas singulier de poursuite de la tradition expressionniste. Si on retrouve parfois des sublimations, surtout dans les fictions (musique, cadres, plus rarement montage), l’extraordinaire est passé dans les sujets que la caméra enregistre sobrement : acteurs ou personnages fous, physiquement monstrueux, nature exubérante, violente, animaux hors du commun. Herzog poursuit un expressionnisme du réel.
Basse-Terre est devenue une Cinecittà équatoriale, un décor abandonné plus faux que nature avec sa conjugaison de l’exotique et du franchouillard. Il y a un peu de triche au montage (beaucoup de plans d’animaux dans les rues), dans les commentaires (« certains climatiseurs et frigos étaient encore allumés. Nous trouvâmes même dans une maison une télé allumée. »), mais c’est là où les détracteurs de Herzog s’escriment dans le vide : il se fiche bien de ranger ses films dans le documentaire ou dans la fiction. Ce qui l’intéresse, c’est comment l’homme fonctionne quand le réel ne se ressemble plus, quand le monde devient extrême. Sous ce fil, sa filmographie est d’une cohérence, d’une richesse et d’une constance admirables.
À la recherche du personnage
Après avoir arpenté la ville, Herzog s’attaque au volcan. Sur ses flancs il rencontre les personnages qui ont déclenché la chronique : quelques récalcitrants sont restés malgré la mort annoncée. À leur approche cependant, pas d’étincelles, un habitant est si tranquille qu’il dort paisiblement quand Herzog le découvre. Il n’y a pas vraiment d’échange. « Au bout de quelques minutes, il s’est mis à chanter, puis on ne l’a plus intéressé. Il s’est lassé de nous. », commentait le cinéaste à l’occasion d’une présentation du film à la Cinémathèque française en novembre 2014. Le film échoue contre cet homme, et rebondit immédiatement : le personnage, ce sera le volcan lui-même. Et de conclure « Ainsi, tout se termina dans l’inanité et le ridicule le plus complet. Cela devenait un reportage sur une catastrophe inévitable qui n’eut jamais lieu. »
Voilà une belle question de cinéma : si l’on construit son film à la puissance d’un extraordinaire imminent, peut-on à la fois y échapper, et réussir son film malgré l’annulation de cet extraordinaire ? Que reste-t-il ? De la philosophie sur la vacuité, sur l’usage du monde, la nature de la beauté. Beaucoup de questions qui font vivre, posées sans être énoncées une seule fois.
Les sommets de l’extrême
C’est un des liens avec le second film du programme : Gasherbrum, la montagne lumineuse (1984), où Herzog suit Reinohld Messner et Hans Kammerlander dans leur tentative d’ascension en libre de deux sommets de l’Himalaya culminant à 8 000 mètres, d’une seule traite, sans radio ni oxygène. En libre, c’est-à-dire sans s’encorder l’un à l’autre pendant l’ascension, la corde ne servant qu’en cas de rappel ou de glacier enneigé. C’est-à-dire qu’il ne peut y avoir aucun faux pas. A cette altitude et devant l’effort à fournir, les chances de revenir sont minimes. « Nous ne voulions pas faire un film sur l’alpinisme ou sur les techniques de grimpe. Nous voulions comprendre pourquoi les alpinistes se lancent dans des projets extrêmes. », commente Herzog au début du film. Messner est un alpiniste d’exception qui détient encore aujourd’hui nombre de records à travers le monde. Herzog cherche à comprendre pourquoi il affronte un challenge sportif si dangereux, tout en affirmant n’avoir « pas de pulsion de mort ». On pourrait écrire des pages et des romans sur le personnage qu’est Messner. Devant la caméra d’Herzog, il est à la fois le calme résigné devant la présence de la mort et la préparation sportive et mentale qui permet de tout réussir. Il est une sorte d’animal bourru et un homme torturé qui doit se confronter régulièrement à sa capacité de survie. Il est celui qui partira là où la caméra, dont la pellicule gèlerait, n’ira pas, dans la « zone de la mort », de l’obsédant imaginaire, un hors champ du hors monde. Et qui peut-être, en reviendra. Où l’on voit que la passion herzogienne de filmer l’invisible est aussi un jeu : il aime que des lieux demeurent impossibles à filmer.
Illuminations
On aime dire que Herzog est un aventurier, qu’il se met en danger à dessein. Mais s’il a souvent pris des risques, sur la Soufrière comme ailleurs, ce n’est sans doute pas du tout pour les mêmes raisons que ses personnages : ce n’est sans doute ni une pulsion de mort, ni une pulsion de puissance. C’est pour retrouver ce qu’il a nommé la « vérité extatique » : cet élément indéfinissable, invisible, supérieur au réel, que l’on retrouve dans l’art, et dans les situations extrêmes. L’ascension d’une montagne, le péril de la mort sont des faits objectifs, la perturbation des sens, la perturbation de la perception de soi et du monde qui en résultent se transmettent plus difficilement. Herzog, derrière Messner comme derrière Timothy Treadwell dans Grizzly Man, derrière un condamné à mort, derrière Kinski, ne cherche rien moins qu’à en fixer l’image, manière peut-être de mieux comprendre cette ivresse d’être humain : pouvoir se figurer sa propre mort. Manière aussi d’être, malgré le prosaïque des images, un poète.