« We got viral ! We got viral ! We got viral ! » Dans The Square, deux communicants fiers de leur coup célébraient par un cri de guerre animal le succès foudroyant d’une vidéo virale, dans laquelle une petite sans-abri explosait au milieu du « carré » qui donne son titre au film. C’est avec un même rugissement que Ruben Östlund a célébré les deux Palmes d’or remportées lors de ses deux dernières venues à Cannes. La clé de sa réussite ? Avoir été « au bon endroit, au bon moment », pour reprendre la formule du « roi de la merde » autoproclamé de Sans Filtre (ex-Triangle of Sadness), un capitaliste russe qui a fait fortune en vendant de l’engrais durant la perestroïka. Après le milieu de l’art contemporain dans The Square, le cinéaste suédois a jeté son dévolu sur le monde de la mode, des influenceurs et des croisières de luxe, en visant une autre partie du public qui compose celui du prestigieux festival. Si de film en film le cinéma d’Östlund s’est intéressé à des classes sociales de plus en plus élevées, à mesure qu’il gravissait lui-même les échelons de la hiérarchie cannoise (Quinzaine, Un certain regard, puis Palme d’or), son dispositif de mise en scène est resté sensiblement le même depuis ses débuts. Dans Play, son troisième long-métrage sorti en 2011, de jeunes adolescents issus de l’immigration tentaient de racketter de petites têtes blondes dans un centre commercial de Göteborg. Tel un appareil de vidéosurveillance, la caméra zoomait lentement en direction des enfants, observés comme des insectes derrière la vitre d’un terrarium. Chez Östlund, le monde est toujours un laboratoire (une station de ski, un centre commercial, une installation) au sein duquel il manipule quelques cobayes démunis. Sans filtre ne déroge pas à la règle : Carl et Yaya, le couple d’influenceurs au centre du film, se retrouvent eux-aussi pris au piège de leur environnement, au moment de payer la note au restaurant ou en se soumettant, sur un yacht puis sur une île déserte, aux règles d’un nouvel ordre social.
Playtime
Ce système froid, voire clinique, n’empêche cependant pas Östlund de faire un pas de plus vers la comédie, la dimension machinique et carcérale de sa mise en scène se retrouvant cette fois-ci au service de séquences comiques riches en décalages burlesques et en petits jeux rythmiques (avec « du mécanique plaqué sur du vivant », comme disait Bergson). Dans la première partie, un balais d’essuie-glace donne par exemple le tempo d’une joute verbale entre Carl et Yaya prenant place à l’arrière d’un taxi, où la caméra, par l’entremise d’une série de panoramiques, passe d’un personnage à l’autre en suivant la cadence de répliques entrecoupées de quelques silences grinçants. Un principe rejoué quelques plans plus tard, avec la porte d’un ascenseur que Carl bloque de ses mains à intervalles réguliers, puis dans le second segment du récit, à bord d’un bateau qui tangue de droite à gauche alors que la mer se déchaîne. « Comme une rythmique ? » demande Carl lors d’un casting où il est invité à marcher avec un tempo en tête, en miroir de ce que le film parvient, à son meilleur, à accomplir. Les amateurs de comédie le savent : l’efficacité d’un gag se mesure en partie au chronomètre, d’autant plus lorsque les chutes, comme à la fin de Playtime de Tati (autre cinéaste du rythme et du machinique), s’enchaînent à un rythme incessant. C’est le cas notamment dans une longue scène de banquet en pleine tempête, Grande bouffe virant au Titanic, où s’empilent et se télescopent des gags de plus en plus obscènes.
À la manière d’un métronome (ou d’un essuie-glace), le bateau penche de chaque côté sans que la caméra, machine indifférente au chaos qui déferle dans les travées du navire, ne vacille une seule seconde. La réussite comique de la séquence repose sur une logique de contrepoint : d’un côté, la dérive chaloupée du bateau offre suffisamment de moments de respiration et de suspension entre les gags, avant la prochaine déflagration ; de l’autre, la caméra ne tremble quant à elle jamais et reste froidement à distance des pantins vomissant. Il n’est pas anodin que l’un des premiers films d’Östlund s’intitule Play : la soirée sur le yacht de luxe relève d’un jeu pour le cinéaste qui s’amuse, non sans une certaine cruauté, à injecter une série d’éléments perturbateurs à une situation donnée. C’était déjà le cas d’une scène déconnectée du reste du récit dans The Square – une soirée de gala bouleversée par l’irruption d’un acteur singeant le comportement d’un gorille. Le problème de la séquence résidait toutefois dans la partition qu’elle produisait à l’intérieur d’un film déjà très morcelé, tiraillé entre deux horizons contradictoires : 1) étirer ces scènes de jeu jusqu’au bout, en suivant « l’idéal ludique » qu’évoquait Josué Morel après la présentation du film à Cannes en 2017, ou bien 2) les interrompre brutalement par des incises montrant la misère de quelques migrants et autres sans abris, pour alimenter le grand tableau sociologique – celui d’une surmodernité moribonde – qu’Östlund ambitionne, en vain, de brosser. Dans Sans filtre, le cinéaste adopte une structure narrative bien plus balisée (trois parties seulement, contre une multitude de sous-intrigues parallèles dans le film précédent) lui permettant de jouer davantage sur la durée. En témoigne la manière dont est introduit le personnage de Thomas, le capitaine alcoolique du navire interprété par Woody Harrelson. Celui-ci met un certain temps à apparaître, d’abord cloîtré dans sa chambre en dépit des sollicitations du personnel. Sorte de bombe à retardement, l’acteur dynamite ensuite le film au mitan du récit : lorsqu’il surgit et se tient en équilibre au début d’un dîner de gala, sobre pour la première fois, c’est le bateau qui commence soudainement à chavirer, comme déstabilisé par le paradoxe qu’induit sa position.
La croisière s’amenuise
Au début de cette soirée cauchemardesque, un couple de vieux britanniques évoque à Carl et Yaya l’origine de leur fortune : avoir vendu aux quatre coins du monde des « engins de précision », en l’occurrence des grenades. Entre les lignes, l’anecdote renvoie à la précision rythmique et au caractère explosif de la comédie, comme dans cette scène où une gerbe de vomi s’abat, telle une détonation, sur la vitre située derrière ledit couple. Au petit matin, l’anecdote trouve sa chute, lorsque des pirates prennent d’assaut le navire à l’aide de l’un de ces « engins de précision », dans un dernier (bon) gag qui conclut un chapitre sur lequel le film, s’il faisait preuve d’un peu plus de modestie dans ses velléités satiriques, aurait sans doute dû s’achever. Car la mécanique Östlund s’enraye malheureusement par la suite, lorsqu’une poignée de survivants se retrouve sur une île déserte, poussant le cinéaste à mettre en scène des espaces auxquels il n’a pas l’habitude de se frotter (une plage, une jungle, une grotte). Sur l’île, les compteurs sont remis à zéro : les rôles entre dominants et dominés s’inversent et l’une des employées du bateau, Abigail, prend peu à peu le pouvoir. Privé de ses espaces favoris (centre commerciaux, hôtels, salles de réception) et dans l’incapacité de mettre en place de nouveaux dispositifs scéniques proches de l’installation, Östlund finit par se cantonner à l’esquisse d’une microsociété dont les travers sont dépeints avec la balourdise qu’on lui connaît. De Play à Sans filtre en passant par The Square, on commence à connaître la chanson : l’arroseur finit systématiquement arrosé, l’agresseur agressé (les racketteurs de Play, lynchés dans un bus), le dominant rattrapé par sa position (le curateur cancelled de The Square, contraint de démissionner après une polémique médiatique). Ici l’opprimée, désormais cheffe de tribu, se découvre une soif de pouvoir enfouie, tandis que les riches, rendus esclaves, révèlent un désir inattendu d’être mené à la baguette (comme cet âne dessiné sur les parois d’une caverne, dont l’un des personnages dira qu’il « cherche à être dominé »). Peu inspiré, Östlund se concentre dès lors sur la dimension la plus cynique de son cinéma avant d’achever son film en eau de boudin, vaguement suspendu au sort de l’un de ses pantins.
Dans le générique d’ouverture, plusieurs mannequins étaient aspergés de peinture, préfigurant le jaillissement de vomi et de matières fécales qui allait survenir plus tard dans le récit. Au fond, le cinéma d’Östlund ne consiste peut-être qu’à prendre un malin plaisir à souiller la surface du contemporain à défaut, comme il le prétend, d’en percer la chair. « I sell shit ! I sell shit ! I sell shit ! » ne cesse de répéter, ivre, le capitaliste russe au micro du capitaine durant la scène de la tempête. S’il confirme de film en film un véritable savoir-faire comique, Östlund est surtout en train de passer maître dans l’art de nager dans la fange.