Là où tout le monde attendait de voir 120 battements par minute couronné (y compris, selon son propre aveu, le président du Jury, Pedro Almodóvar), c’est finalement The Square de Ruben Östlund qui a remporté la Palme d’or du festival de Cannes 2017. D’aucuns diront que le choix est moins consensuel, qu’il récompense une proposition radicale et une vision sans compromissions (le discours est usé, mais encore régulièrement entendu). La réalité est toute autre. The Square s’inscrit dans une mouvance cinématographique qui, de Michael Haneke (Happy End) à Yórgos Lánthimos (Mise à mort du cerf sacré) était amplement représentée cette année en compétition. Celle d’un cinéma qui se voudrait à la fois abstrait et absurde, enclin à un humour distancié et cruel et qui aurait pour objectif de disséquer les travers d’une société malade, profondément égoïste et de moins en moins incarnée, déconnectée des affres du monde réel. Soit une leçon d’humanisme par la manière forte, qui consiste à plonger le spectateur dans un malaise d’autant plus insupportable que le réalisateur, en bon moraliste, s’applique à lui rappeler que l’écran de cinéma, et le film qui y est projeté, n’est rien moins qu’un miroir tendu à ses propres contradictions.
Désespoir rance
Quant à savoir si tout cela fait du bon cinéma, rien n’est moins sûr. Ruben Östlund avait déjà marqué les esprits avec son précédent film, Snow Therapy, dont le pitch intriguant (une crise de couple aux sports d’hiver, déclenchée par la couardise de l’époux face à une avalanche ratée) peinait à masquer un propos déjà très moralisateur, peu aidé par un développement bavard qui se perdait en circonvolutions pseudo-thérapeutiques. Encouragé par une presse globalement très enthousiaste, le cinéaste a sans doute été très motivé à l’idée d’aller un peu plus loin dans le cynisme. Et c’est bien là l’un des problèmes de The Square, qui compile toute l’horreur contemporaine en prenant bien soin de ne rien oublier ni d’épargner personne, et se révèle effroyablement misanthrope, sans recul et avec l’humour d’un caricaturiste paresseux qui se contenterait de recycler en boucle les mêmes stéréotypes sur les bobos, la culture, l’art contemporain (tous ces imposteurs qui liquident la culture, la vraie, avec leurs concepts fumeux), les SDF, les étrangers et les pauvres (méfions-nous de l’ingratitude des mendiantes roumaines et de la violence incontrôlable des enfants des quartiers !). En gros, une rhétorique grossière, aux relents populistes probablement involontaires, pour le moins maladroite.
The Square est dans le film le nom d’un concept artistique aux résonances altruistes, exposé dans un musée d’art contemporain de Stockholm dont Christian (Claes Bang) est le conservateur. Bel homme divorcé, papa de deux petite filles, séducteur, cultivé, sûr de lui, Christian est le parangon d’une élite branchée et connectée, dont le comble de l’arrogance est de faire semblant de l’ignorer. Un jour, il se fait voler son portable en portant secours à une jeune femme se faisant agresser dans la rue (en réalité, une ruse pour le dépouiller). Décidé à récupérer son bien, il localise son téléphone et se rend dans le HLM de ses assaillants pour glisser, dans chaque boîte aux lettres, un courrier de menace. C’est le début d’une succession de catastrophes, une longue descente aux enfers qui, grâce à la bonté du réalisateur-scénariste du film, lui permettront de trouver une forme d’absolution.
Ruben tout-puissant
Car c’est bien de cela qu’il s’agit pour Ruben Östlund, que l’on imagine sans peine se délecter des châtiments qu’il inflige à ses personnages : se poser en Créateur avec un C majuscule en plongeant ses personnages dans des situations qui vont du rocambolesque (entre autres : une partie de jambes en l’air qui vire à l’engueulade absurde ; une agence de com qui propose un concept effroyable pour promouvoir l’expo) au sordide (l’accusation à tort d’un enfant, qui vire au tragique). Le tout par le truchement d’une mise en scène qui, comme chez Lanthimos (encore lui), se contente de regarder froidement, avec une forme d’élégance chic qui évacue toute possibilité d’empathie, des personnages qui sont comme des poissons rouges se débattant dans un aquarium sans eau.
Il y a bien ce grand moment de bravoure, intervenant aux deux tiers du film, dont l’indéniable efficacité anxiogène parviendrait presque à faire oublier l’indigence du propos. Lors d’un dîner de gala rempli de riches donateurs, en amont du vernissage de l’exposition, un des artistes exposés vient se fendre d’une performance pour le moins… radicale. Torse nu, endossant le rôle d’un primate, l’artiste vient amuser la galerie, avant d’aller beaucoup trop loin dans son personnage. Reconnaissons ici à Östlund un certain talent formel : la montée en puissance de la scène est proprement insoutenable, tant sa maîtrise de l’espace (une immense salle de banquet), de la caméra (de longs travellings qui suivent les moindres faits et gestes du comédien) et du découpage concourent à faire monter une tension dont l’acmé est à la fois un sommet d’horreur et réel soulagement. Le problème, c’est que cette scène est totalement gratuite (elle est étrangement déconnectée du reste du film) et qu’elle illustre finalement toute la roublardise d’un réalisateur qui utilise les rouages de l’absurde pour asséner ses leçons de morale douteuses : la civilisation n’est-elle pas plus sauvage que le sauvage lui-même ? Vous avez un peu plus de deux heures. À moins que vous n’ayez quitté la salle avant.