Il faut reconnaître à Sans filtre un mérite, celui de faire débat à un moment où une grande partie de la critique, pour des raisons structurelles mais peut-être aussi contextuelles (une sorte d’alliance tacite avec les salles alors que les entrées peinent à retrouver leur niveau pré-Covid), verse dans un unanimisme trompeur qui tend à aplanir la pluralité des avis que peut susciter un film. L’étiolement des revues critiques et de la place allouée aux pages culture a pour première conséquence la raréfaction, voire la disparition de la critique « négative », qu’il ne faudrait pas confondre avec le billet d’humeur, la notule assassine ou la diatribe facile. La critique négative, lorsqu’elle fait l’objet de rigueur et de soin, relève avant tout d’un travail de déconstruction d’une œuvre ; elle consiste en une étude de ce qui, aux yeux de celle ou de celui qui l’écrit, pose question. Certains films qu’on aime peu méritent qu’on leur consacre du temps et de l’espace, pour tenter de circonscrire la nature exacte d’un problème. Ce travail se fond désormais difficilement dans l’économie générale de la presse culturelle, dont la crise paraît sans fin ; les articles négatifs existent toujours, mais ils sont de facto invisibilisés ou réduits à la portion congrue à cause d’une série de facteurs – manque de place, prime donnée aux avis élogieux, croyance en les pouvoirs prescriptifs de la critique, quand son rôle réel est ailleurs, dans l’amorce d’un dialogue avec une œuvre qui peut, parfois, nourrir le propre rapport que noue avec elle une lectrice ou un lecteur. Une exception de taille demeure toutefois : quand un film fait événement, quand son statut ou son rayonnement suscitent une curiosité naturelle que la critique n’a pas besoin d’attiser, la controverse (re)devient possible.
Sans filtre est de ceux-là. Que reproche-t-on au juste à Ruben Östlund ? Probablement d’abord d’avoir remporté une deuxième Palme d’or, honneur qu’il faut relativiser : la liste des oubliés du palmarès comme celle des multirécompensés montrent bien que les prix cannois sont rarement représentatifs du niveau des titres éligibles. Ce n’est guère faire offense à Östlund de dire qu’il n’est pas, en dépit de ses deux palmes, l’égal d’un Coppola. Sur ce point, le débat n’a pas vraiment lieu d’être. Mais un autre aspect de la réception du film mérite que l’on s’y penche un peu : la polarisation des opinions tient surtout au regard ricanant et cynique que pose le Suédois sur ses personnages, qui trahirait la tare supposément profonde de son cinéma, à savoir la misanthropie. L’argument n’est pas sans limites en cela qu’il déplace la question de l’appréciation du film sur le terrain d’une essentialisation trop rapide et binaire de traits moraux. Car la misanthropie n’est pas nécessairement un mauvais moteur créateur ; des œuvres peuvent en théorie se fonder sur une méfiance élémentaire – exemplairement, le cinéma de Fritz Lang ne déborde pas d’une foi et d’une confiance aveugle en l’être humain. Reprocher à un cinéaste sa misanthropie est au fond à près aussi inopérant que faire l’éloge de son « humanisme » : ce qui importe, c’est de savoir ce qu’il fait de sa misanthropie ou de son humanisme. C’est là que le film d’Östlund se révèle assez retors. Sinusoïdal, il ménage, comme le détaille Corentin Lê dans sa critique, certaines séquences comiques dont l’intérêt découle précisément des reproches qui sont adressés au metteur en scène. La froideur d’Östlund s’accompagne ainsi d’une patience pour filmer la gêne d’un couple d’influenceurs confronté au paiement d’une addition après un dîner en tête-à-tête, tandis que son regard d’entomologiste explique en partie le soin qu’il prend à disséquer la suite de cette soirée, pour mettre au jour la dynamique burlesque et dysfonctionnelle sur laquelle repose leur relation.
Le problème d’Östlund n’est dès lors pas sa misanthropie, mais plutôt le fait que cette dernière finit par tourner à vide, à mesure que l’allégorie s’affirme et que l’espace de jeu se ratatine. On pourrait même aller même plus loin : Sans filtre est un film qui se vide physiquement en son milieu, dans une séquence où les passagers se livrent de concert à une symphonie scabreuse. Les corps dégobillent, la merde remonte à la surface, le petit espace social brossé par le cinéaste prend l’eau pour de bon. La suite sera un chemin de croix : en voulant enfoncer le clou et redéfinir radicalement les rapports de domination au sein du groupe qu’il ausculte, Östlund fait étalage d’un manque d’inspiration patent, au sein d’une île qu’il n’arrive pas à quadriller – du Square au Triangle, la méthode reste fondamentalement la même –, théâtre désespérément creux qui confirme que le double palmé est plus à l’aise pour installer un décor miniature et laisser se déployer le potentiel d’une situation délimitée dans le temps. Il y aurait ainsi deux misanthropes chez Östlund : l’un joueur, dont il ne faut pas balayer d’un revers de la main l’acuité comique, et l’autre moraliste (autre adjectif à envisager lui aussi avec neutralité : ce n’est pas en soi un travers), à la main plus lourde, qui assène avec goguenardise sa vision étriquée des rapports humains. Pour l’instant, il paraît difficile de les dissocier tout à fait ; film après film, les deux faces d’Östlund semblent se nourrir l’une de l’autre avant que, irrémédiablement, la seconde prenne le pas sur la première, au risque de l’autodestruction. Privé de sa tête, Sans filtre se finit d’ailleurs en queue de poisson.