Pas si heureux que ça, les Stockholmois. Après les banlieusards cafardeux de Morse et en attendant les sodomites cybernétiques de Millénium, voici les usagers du métro et les ados allumeuses en proie aux doutes existentiels de la vie en société. La ville suédoise est le cadre de cinq expérimentations mettant en jeu le même thème, soit cinq histoires autonomes traitant toutes de la tension entre l’individu et le groupe. Si les situations de chaque récit se déversent un peu trop facilement dans l’écumoire de la démonstration globale – c’est le risque des films à sketches – la dislocation de la narration et l’utilisation singulière du cadre font d’Happy Sweden un film bien moins innocent que son titre français ne le laisse penser.
Il est de tradition en Suède de catapulter ses propres feux d’artifice lors du jour de l’an. La Baltique s’immisçant entre les ponts de Stockholm s’illumine de gerbes colorées et les milliers de spectateurs s’agglutinant devant les murets s’émerveillent autant qu’ils s’inquiètent des explosions multiples sifflant à leurs oreilles. Le jet que reçoit le grand-père d’une famille réunie pour les fêtes ne paraît pas bien grave. Pourtant, l’œil est touché, le sang coule. Il s’évanouira une fois tous les convives disparus, quand l’usage ne lui impose plus la posture du patriarche. Refusant jusqu’à l’idée d’être aidé, il nie l’importance de l’accident, tente de conserver sa dignité face à tous ceux qui s’alarment puis se rassurent en constatant la force, feinte, de l’aïeul. Ce souci permanent de faire face à l’œil d’autrui, de défier la réalité des choses pour mieux conserver les apparences et se façonner une carapace protectrice est filé dans quatre autres saynètes. Celles-ci mettent aux prises un groupe d’amis en week-end à la campagne, des jeunes nymphettes qui accostent dans le métro et se biturent comme des grandes ou encore une jeune institutrice se mettant à dos ses collègues. Sans lien direct de narration, ces fragments s’entrelacent grâce au thème commun, principe artificiel guidant un peu trop le regard vers ce qui est pointé du doigt et tranchant malheureusement avec la grande liberté que le réalisateur octroie au spectateur dans sa mise en scène.
En effet, la volonté de s’écarter au plus loin des codes de la narration classique obsède Östlund, au point de parler d’ « images animées » plutôt que de « cinéma », terme trop entaché de connotations hollywoodiennes à son goût. La moindre trace d’intrigue est pour lui synonyme d’ennui et de conformation du regard : la déroute de la compréhension face aux méandres de l’image garantit l’autonomie du regard. Sans oser nulle comparaison avec les labyrinthes fantasmatiques à la Guy Maddin (le film reste très lisible), on peut repérer cette volonté dans Happy Sweden. Se confronter sans cesse à un nouveau récit, retisser les liens brisés par de longues ellipses – les histoires se fragmentent en un montage parallèle récurent – obligent l’œil à une plus grande conscience et à une activité participante.
L’utilisation du cadre participe du même effort : l’importance laissée au hors-champ contrebalance la primauté traditionnellement accordée au cadre, habitacle d’un monde clos et ordonné. La vie et le sens grouillent à l’extérieur de l’image et il n’est pas rare que l’œil s’amuse à flâner du côté des ombres noires cernant l’écran. Östlund use d’une jolie métaphore quand il s’agit de décrire sa manière ample et périphérique de considérer le plan-séquence. Largement utilisé dans son film, le plan-séquence est ancré dans une immobilité omnisciente : « Quand j’étais plus jeune, je jouais à un jeu qui s’appelait Sim City. Pas à la mode des jeux d’aujourd’hui où on se déplace en 3D et à la première personne. Toute la ville était vue de dessus, comme dans les premiers Grand Theft Auto. Ainsi on pouvait intervenir sur cette forme de cadre qui englobait tout ce qu’on avait soi-même construit. Pour moi, le cadre au cinéma est une équivalence de ce pouvoir. Dans ce jeu, on pouvait cliquer sur une icône qui provoquait des tremblements de terre ou une attaque d’aliens en furie. Mon film est conçu un peu de la même manière : un cadre fixe sur lequel tout peut surgir grâce à ma propre volonté démiurgique, et celle du spectateur qui joue avec le cadre. »
À l’instar de son premier long-métrage, The Guitar Mongoloid (2004) qui se donnait pour tâche de briser l’image idyllique de la famille suédoise colportée par les séries mielleuses de la télévision nationale ou par les cartes postales de Skansen et de Gamla Stan, Happy Sweden met un point d’honneur à briser le lambris de l’apparente harmonie des images d’Epinöl. Face à l’archétype d’une société harmonieuse et consensuelle, le fameux modèle suédois, de petites fissures s’infiltrent sournoisement, invisibles à l’œil nu. Le scalpel de l’image les révèle et il est réconfortant que cela soit fait subtilement, avec tact et sans clin d’œil complaisant.