Pour dresser un portrait d’Agnès Varda, il faudrait regarder tous ses films : une quarantaine dont une part inédite. Il faudrait aussi voir les films des amis de la nouvelle vague, ceux de la bande à Resnais, et ceux de Jacques Demy dont le souvenir l’accompagne depuis sa mort en 1990. De quoi traverser d’un beau vol soixante années d’histoires et de voyages. C’est précisément ce que fait la cinéaste dans Les Plages d’Agnès pour parcourir sa vie, mêlant œuvres et souvenirs dans un nouveau jeu de mise en scène. Une riche et vivifiante continuité de ses récents travaux.
Ceux qui n’aiment pas Varda prendront prétexte de l’excentricité de la petite bonne femme qui semble rouler d’un lieu à l’autre pour jeter ses souvenirs aux vents de ses mises en scène. Quand Varda filme ses souvenirs réels ou fantasmés, ce n’est jamais dans la demi-mesure. Elle reconstitue une baleine grandeur nature et s’installe dans son ventre, convoque des trapézistes sur une plage de Sète, habille des enfants à la mode des années trente et installe les bureaux de sa société de production Ciné-Tamaris dans un mini Paris-Plage rue Daguerre… Le succès de ces reconstitutions ne vient vraiment ni du culot, ni de la sympathique Agnès avec ses idées du monde et du cinéma, mais de la réflexivité visible du processus. À quoi bon reconstituer ? Pas de réponse claire à donner, sinon le jeu, pour les acteurs, pour les metteurs en scène, et pour les spectateurs par un voyage dans le temps en mode cinéma.
L’intérêt est ici de réfléchir à la mémoire, pas directement la mémoire collective ou objective d’une période mais comment elle passe dans le cinéma. Varda ne pose pas frontalement cette interrogation mais à de nombreux souvenirs elle superpose des séquences de ses films où ceux-ci ont pris forme. Les États-Unis des Sixties dans Lions Love (1969), ses voisins rue Daguerre dans Daguerréotypes (1975) ou l’enfance de Jacques Demy dans Jacquot de Nantes (1990) quand celui-ci était devenu trop faible pour diriger lui-même cette reconstitution. Varda ne théorise jamais mais permet aux spectateurs de rebondir vers ce que l’homme fabrique de ses souvenirs, comment il en fait du cinéma et comment le cinéma les dépasse pour en faire une vision d’un présent. Reconstituer, c’est un des fantasmes que poursuit le cinéma depuis un siècle, constituant une mémoire à force de fragments. Une mémoire plus qu’une archive, ce que certains cinéastes s’attellent à rappeler et qu’accompagne la crise de l’image journalistique : l’image n’est plus la preuve du réel, seulement du réalisme. Varda joue à l’autobiographe en mélangeant tranches de vies et de pellicules, s’inventant personnage travelogue des personnages de ses films. Elle lance une fois de plus des questions sur le cinéma sans jamais les poser directement, comme des images fantômes qui hantent et se baladent invisiblement au-delà du film.
Dans Les Glaneurs et la glaneuse, Varda changeait sa manière de tourner, avec une petite caméra, non pas l’intime qu’elle savait déjà appréhender à l’époque de La Pointe courte, mais intimement, elle hors champ mais parlant derrière la caméra, invisible mais au plus près du monde. Ici le processus va plus loin, elle joue devant la caméra, joue aussi derrière lorsqu’elle filme ou qu’elle semble utiliser les « vieux » procédés de la post-synchronisation pour ajuster les voix sur les visages, sa voix sur les images. Les Plages est donc une continuité, la même perpétuelle rupture douce qui se lit dans la plupart de ses nouveaux projets depuis le début de sa carrière. Et foisonnent les jeux de perspectives, de ses œuvres, de ses souvenirs, les uns et les autres se confondants, qui sont aussi une manière d’épuiser les possibilité techniques du numérique léger. Être son sujet chez Varda passe aussi par se filmer soi-même, pouvoir le faire seul et profiter d’un nouveau don d’ubiquité. Très vive, elle échappe à l’enfermement d’un principe, ne s’impose pas de cadre comme John Smith (la série des Hotel Diaries, 2001 – 2007) ou Cavalier (Le Filmeur, 2004), le mélange des genres s’affiche dès les premières plages du film, fil rouge du puzzle de sa vie. C’est peut-être le plus beau de cette grande reconstitution qu’est Les Plages d’Agnès : ne pas s’appesantir sur les événements, briser l’inévitable hiérarchisation de ce qui remplit une vie en recréant le plus fidèle à Agnès Varda : le vibrionnement entre les pratiques, une manière de manger le monde dans un temps donné sans jamais s’arrêter à une sauce. D’où la très grande densité des formes convoquées, le passage d’un souvenir filmé en solitaire à un bout de pellicule, à la digestion par l’art plastique, vidéo, théâtral, chacun trouvant sa place dans un cinéma dont la richesse paraît même dépasser la vie.