Pionnière d’un cinéma de femmes, initiatrice, dit-on, de la Nouvelle Vague avec son premier long métrage La Pointe courte, auteur à part entière de ses films (scénariste, chef-opératrice, réalisatrice, monteuse), Agnès Varda, avec plus de 30 films au compteur, n’en finit pas, en une œuvre qui s’étend sur plus d’un demi-siècle, de narrer poétiquement les gens et les lieux.
Agnès Varda investit, caméra à l’épaule, Paris, et rend compte de son expérience de la ville à la manière d’Aragon et ses flâneries du Paysan de Paris : la capitale, débordante et grouillante, est appréhendée très subjectivement et devient, dans un temps à peine perçu, le lieu de convergence et d’entrelacement du réel, de l’imaginaire et du fantastique. Un espace frontière, dans la narration comme dans la cinécriture, selon le terme de la réalisatrice, au sein duquel on ne peut savoir à quel moment se fier au conte. L’environnement est perçu par l’initiatrice de la Nouvelle Vague comme par l’écrivain surréaliste : lieu à vivre qui dévoile au regard attentif sa propre substance, personnage prédominant, qui révèle à soi et vit intrinsèquement.
Agnès Varda est née en Belgique, et, après ses études de photographies, est venue s’installer à Paris. Elle en aura fait son héroïne fétiche, dans la grande tradition des films-documentaires amoureux de la capitale et plus particulièrement hommage à un quartier (rappelons Rien que des heures consacré à Montmartre, réalisé en 1926 par Alberto Calvacani, ou Ménilmontant, film éponyme de Dimitri Kirsannof, 1925). Sa démarche, ainsi résumée : « en comprenant les gens on comprend mieux les lieux, en comprenant les lieux on comprend mieux les gens » s’applique d’abord à Sète et ses pêcheurs (la « cocotte d’Azur ») dans son premier long, puis Mouffetard, dont l’expérience de quartier est immortalisée dans l’Opéra-Mouffe, et Daguerrotype (1975), qui salue avec tendresse le 14ème arrondissement où Varda réside depuis plus de cinquante ans. Véritable film d’investigation ethnologique, les commerçants qui ont boutique entre le numéro 70 et le numéro 90 de la rue sont l’objet d’étude. Chacun, avec ses envies, ses protestations, ses visions du quartier, se raconte, et la typologie sociale dressée par la réalisatrice, au bout du compte, est qu’ils sont tous en couple, et originaires de province, ce qui contribue à l’esprit de village réel ou supposé par le film.
Cléo de 5 à 7 fait également la part belle à la ville : tourné en temps réel, il s’agit de la flânerie d’une femme – la très belle Corinne Marchand – qui attend les résultats d’une analyse médicale, prédits justement dès le début du film par une cartomancienne. Témoignage des innovations techniques d’une Nouvelle Vague en lutte contre l’invasion hollywoodienne du marché du cinéma, les décors et la lumière sont naturels, les dialogues improvisés, dans une narration confondue en documentaire. L’idée de cette déambulation parisienne est d’abord le résultat des conditions de tournage : le producteur, Georges de Beauregard, celui d’À bout de souffle et de Lola, disposait d’un budget limité. De la rue de Rivoli au parc Montsouris, Cléo, chanteuse sublime, superstitieuse, menacée par le cancer, assiste dans l’errance à sa propre transformation : Varda donne ici à voir un espace mental, à travers notamment toute une série de signes qui prennent naissance dans la vie de la ville : elle croise un enterrement, elle s’inquiète avec les bonimenteurs de Montparnasse, ou bien apparaissent dans le champ des enseignes chargées de sens (« Deuil », « à la bonne santé »). C’est à travers la rencontre d’un permissionnaire que Cléo changera son regard sur le monde, et sur son environnement. Et finalement le soulagement de l’annonce froide du médecin (« une bonne série de quelques mois de lasers ») lui permet d’accéder enfin à ses sensations, et d’accepter le passage du temps (« oui, je crois que je suis heureuse »). Elle qui imaginait sa beauté fatale est libérée de son schéma de représentation et de ses peurs par la reconnaissance de la mort comme un des possibles de son existence. C’est exactement ce que suggère le film muet vu par Cléo dans la salle de Raoul le projectionniste : clé d’interprétation, il met en scène Godard, acteur, qui comprend, alors qu’on lit sur le carton « maudites lunettes noires » que les malheurs arrivés à sa jeune femme, une Karina blonde, devenue noire, ne sont que le fruit de ses lunettes : changement de regard, changement d’interprétation !
Le Bonheur, s’il prend également place à Paris, à la porte de Vanves, illustre plus une idéologie du vivre-ensemble. Très mal accueilli à sa sortie en 1964 par une critique moraliste choquée, Varda met en scène ici un homme dont la femme découvre l’existence de la maîtresse. Si l’histoire aboutira au suicide de la femme, dûment remplacée par l’ancienne maîtresse Émilie, c’est avec beaucoup d’hédonisme et de naïveté que l’homme se défend : « deux femmes, c’est deux fois plus de bonheur », rétorquera égoïstement l’homme, mais les hommes, on le sait depuis qu’Angèle, sa dame de compagnie, l’a répété à Cléo, sont tous des égoïstes.
Car voici un pan très important du cinéma de Varda. Elle fut une des premières cinéastes féminines reconnues (il y en eu bien sûr d’autres, comme la géniale Maya Deren, bénéficiant d’une visibilité moins large), et a produit une œuvre qui met les femmes à l’honneur, remettant en cause les archétypes construits par un cinéma exclusivement masculin. Images multiples de la féminité, ses films décrivent la condition sociale du sexe « faible » mais aussi son aura de clichés, dans une optique critique. Cléo, ainsi, dont le nom n’est pas sans rappeler la Belle Époque, à quoi le personnage correspond parfaitement, est une femme enfant, capricieuse et frivole qui ne sait s’appuyer que sur sa seule certitude : sa beauté, dont la primauté est remise en cause par sa rencontre annoncée avec Thanatos. Il y a aussi, dans le même film, Angèle, femme de bon sens, de la campagne, très maternelle, et la conductrice de taxi (« quelle typesse »), indépendante et autosuffisante, qui évolue dans un milieu d’hommes et n’a pas peur de prendre des risques.
Dans toute sa complexité et sa diversité – Varda s’est autant consacrée aux documentaires purs (Daguerrotypes), aux films de fiction (Cléo, Le Bonheur), par la suite aux portraits (Jane B par Agnès V), et aux insituables (Les Glaneurs et la glaneuse) – le cinéma d’Agnès Varda est un cinéma sensible aux réalités sociales et politiques de son époque, ouvert à toutes les nuances émotives. Et suite à la prise de la caméra de cette femme prolixe, de nombreuses femmes assumèrent de peupler le paysage cinématographique, cette fois derrière l’objectif (Nadine Trintignant, Nelly Kaplan…).