Le voici, ce moment où le festival bascule : quand le sentiment le plus intense du contemporain s’élève à un degré de réalité magnifié ; une réalité dont tout le fond d’irrationalité éclaterait soudain. Troublant, ainsi, comme, dans les premières images de Maps to the Stars, le LA où débarque Agatha Weiss, jouée par Mia Wasikowska, se confond étrangement avec la réalité cannoise du festivalier. Sous les couleurs charnelles de la photo de Peter Suschitzky, à l’étrange pouvoir de fascination, le monde suinte de toute sa putrescence. Alors qu’A Dangerous Method et Cosmopolis étaient gros du bouleversement de la parole sur les corps, éperdus de désir, Maps to the Stars voit celle-ci s’enrayer en un name-dropping de figures pop, nouveaux signifiants d’une époque où les héros sont partout, puisque tout un chacun peut vivre son quart d’heure de célébrité.
Dans ce drame familial situé à Hollywood où tous s’amalgame incestueusement, les corps existent par leur impureté, dans tout leur devenir entropique, quand ils ne s’embrasent pas solitairement dans le vain espoir d’en expurger la chair avilie. Sous la plus grande trivialité, David Cronenberg retrouve une part de mythologie trop rare de nos jours, la démultiplication des stars empêchant tout discernement. Maps to the Stars, ce n’est qu’un point de bascule dans l’horreur : la carte des villas de stars ouvre la voie à un dérèglement sans fin qui tient de la tragédie grecque, le lieu d’un effondrement moral qui dévoie les corps et les désirs. Entre les Weiss, famille de stars au lourd secret, et Havana Segrand (Julianne Moore), actrice ratée et fille de Clarice Teggart, gloire d’Hollywood disparue tragiquement et dont l’emprise maléfique la hante sans relâche, ces Atrides contemporains sont la proie du dédoublement, de la prolifération de leurs egos tout-puissants, tout comme les projections mentales qu’étaient les discours de Cosmopolis, menaçaient d’obsolescence toute action dans le monde.
À ce titre, c’est l’enfance qui est au cœur du nouveau film de Cronenberg – mais l’enfance à jamais perdue. Cauchemar aux couleurs d’un intense réalisme, Maps to the Stars terrasse par ses renversements triviaux et insensés jusqu’à trouver une forme de lyrisme du dévoiement : le générique d’un bleu transparent avec ses lignes mouvantes d’astronomie semble laisser flotter le film comme dans une sorte d’inframonde dont l’héroïne, Agatha Weiss, et son petit frère Benjie (Evan Bird, jeune acteur au physique drôlement hybride), fruits d’amours illicites, auront à s’élever. Depuis le virage d’A Dangerous Method, Cronenberg affronte de manière décisive les mutations, non plus du corps, mais des corps ensemble, tenus par leurs désirs et leurs rêves comme l’imaginait la pensée psychanalytique de Jung dans celui-ci ; par le flot de la parole (et non simplement du discours) conceptualisant un monde dont on fantasme la maîtrise dans Cosmopolis ; par les liens affectifs déviés et angoissés d’ego en ego dans Maps to the Stars. Le cœur affectif du monde, et plus que tout du monde hollywoodien qui, placé sous le signe du Cancer, ne croit qu’en la famille, ce cœur s’est inverti en une constellation morbide, vouée à s’autodétruire en une lente déréliction. On est loin du point lumineux scintillant d’E.T. ou de Super 8. C’est par fulgurances scatologiques et triviales que le film opère ce retournement crépusculaire, laissant chaque scène (dont une, mémorable avec Julianne Moore, qui fait depuis office de running gag du festival) fuir un peu de ce réel dont le mouvement entropique assaille désormais sans espoir.
Cette projection du monde de 2014, poussé à son comble, entre technologie et culture virale issue du numérique, en révèle un fond de noirceur indécrottable à partir duquel il faut, à l’instar d’Agatha, trouver une forme de lyrisme. À ce jeu, les acteurs trouvent tous une ampleur inégalée : on se souviendra longtemps du rôle d’actrice mis en abyme de Julianne Moore ou de la violence de Mia Wasikowska, pour ne citer qu’elles. Sorte de vision profondément dense et élargie du monde, Maps to the Stars confirme que Cronenberg est le cinéaste visionnaire de son époque qui continue d’offrir au XXIème siècle les images vertigineuses de sa mutation effrénée. On n’attend rien autant qu’un nouveau film de Cronenberg (sinon de Jean-Luc Godard).