Grand bénéficiaire de la visibilité de plus en plus forte du cinéma philippin, Brillante Mendoza a trouvé le chemin de la distribution en France. Après John John en début d’année, c’est au tour de Serbis de se réfugier dans quelques salles hexagonales. Nimbé d’une petite réputation sulfureuse – film « crasseux », « dégradant », « brindezingue » selon certains festivaliers cannois − Serbis n’est en fait que vaguement érotique et faussement indocile. Mais peut-être que le débat n’est pas là : esthétiquement purulent et sociologiquement troublant, le film de Mendoza attire l’intérêt, à défaut d’engendrer la passion.
Mendoza ne s’embarrasse pas du concept de pudeur : gros plan sur les furoncles, les toilettes bouchées et les fellations rémunérées. Une telle franchise sans paravent est sans doute la cause du rejet massif de la critique, notamment américaine. Il serait bien trop facile – et un peu paresseux – de s’en arrêter là et de ne juger le film qu’à l’aune d’une subversion déjà passée de mode. Si la crasse est jetée au visage du spectateur, c’est d’abord pour son attrait cinégénique, pour son esthétisme cradingue étrangement fascinant. C’est ensuite pour son caractère révélateur des tensions et des paradoxes d’une famille nombreuse et éclatée, synecdoque de la société philippine.
Angeles, aux Philippines, apparaît dans le film comme une ruche bourdonnante et urbanisée, jonchée de sex-shops, de gargotes, et de néons agressifs. Cette image n’est pourtant pas tant véhiculée par l’image que par le son. En grande partie tournée entre les murs, Serbis donne à voir la ville sans presque jamais la montrer, la subodore sans vraiment l’évoquer autrement que par le brouhaha qui envahit toutes les conversations. Le nœud de l’action se déroule au sein d’un cinéma pornographique de quartier, tenu par une famille s’étalant sur quatre générations. Le cinéma est devenu lieu d’habitation et de squat, aussi bien pour les tenants du commerce que pour les prostituées cherchant client. Tout ce petit monde gravite dans les dédales des étages et des arrières-salles, entre misère et désillusion.
La grand-mère remplit deux fonctions : elle est à la fois propriétaire du commerce et matriarche d’une famille placée sous ses ordres et son œil mi-bienveillant mi-autoritaire. Elle est, en sus, aux prises avec son ancien mari qu’elle poursuit en justice pour adultère et abandon, voulant par cette action poursuivre son besoin de vengeance et d’émancipation jusqu’au bout. Ses enfants suivent ce petit théâtre judiciaire sans savoir réellement de quel côté se placer. Les petits-enfants sont quant à eux accaparés par des soucis de leur âge : les plus grands par le sexe, les plus jeunes par l’école.
D’un point de vue narratif, toutes les pérégrinations des personnages sont loin d’être captivantes, ni même particulièrement pittoresques. L’intérêt est à chercher dans les liens et les connexions qui s’établissent entre chaque membre du lieu. Ceux-ci forment finalement une communauté close, repliée sur ses propres vices qu’elle assume mais dont elle ne parle pas. Le petit-fils âgé d’une dizaine d’années revient de l’école et doit fendre les rangées de prostitués luisants et les râles de jouissance qui se propagent à travers les étages, afin d’atteindre la salle de bain. Hissé sur son minuscule vélo à quatre roues, à la manière de Danny dans Shining, il se fraie un chemin parmi des êtres plus morts que vivants – la référence à Kubrick n’étant alors pas tout à fait fortuite. C’est cette confrontation permanente entre plusieurs mondes imbriqués dans le même tissu social qui permet au film de s’extraire d’une représentation figée des personnages qui, quand il sont pris individuellement, n’ont pas plus d’intérêt qu’une carte postale périmée.
Cette portée sociale est catalysée par la teneur esthétique du film. Claustrophobie et aliénation sociales répondent à l’insalubrité moite des locaux, au crapoteux de l’image. Patauger dans l’urine que régurgitent les toilettes bouchées du premier étage ou éclater un furoncle sur le miroir de la salle de bain participent à l’instauration d’une atmosphère. Ni légère ni très fine, mais prégnante et cohérente. Cette représentation poisseuse est pourtant en décalage face à la première séquence du film : une longue séquence pendant laquelle une jeune fille s’effeuille, se regarde dans le miroir et s’amuse de sa propre nudité, dans un mélange d’érotisme léger et de fraîcheur juvénile. Loin du caractère spongieux des séquences ultérieures, c’en est même presque attendrissant. Quand on finit, plus tard, par découvrir le véritable âge de la fille, on se souvient des mouvements de caméra qui s’attardent et épient le corps offert : finalement, un furoncle, ce n’est pas si dégueulasse. Ce relativisme réflexif est sans aucun doute la meilleure idée du film.