Distribué en France depuis 2008 avec son cinquième long métrage, John John, Brillante Mendoza a depuis connu une ascension festivalière assez impressionnante. La même année, il faisait sensation sur la Croisette avec le déjà sulfureux Serbis. Dès le festival de Cannes suivant, c’était la récompense pour un Kinatay qui y faisait un esclandre encore supérieur, tandis que le suivant et dernier en date, Lola (à venir en France), concourait à Venise quelques mois après. Neuf longs métrages depuis 2005 : Mendoza tourne vite, suivant une formule désormais bien visible. Puisant son inspiration dans le réel et les faits de société ayant trait à un commerce (des mères d’adoption transitoires et rémunérées dans John John, un cinéma porno abritant la prostitution dans Serbis, un fait divers de la corruption policière dans Kinatay), il en nourrit de petits mélodrames qu’il habille d’un style réaliste, avec caméra à l’épaule et non-jeu apparent. De film en film, l’œuvre s’avère d’un intérêt assez limité. Si Serbis fournissait encore à sa caméra une certaine matière à la mise en valeur du rapport de chacun à l’impureté de son propre corps, Mendoza se montre essentiellement animé surtout par une démarche d’exploitation un brin sensationnaliste du réel dans un cinéma de genre aux ressorts plutôt conventionnels et misérabilistes.
Vers l’abattoir
Kinatay fait ainsi emprunter par son récit de chronique réaliste les chemins d’un certain cinéma « trash » ne se cachant pas tout à fait d’une certaine grandiloquence. Cela démarre par un titre en lettres rouges soudain fendues comme d’un coup de couteau dont retentit le bruit métallique, un mot dont l’exotisme de la langue masque la nature tout sauf mystérieuse : « kinatay », en tagalog, se traduit tout bêtement par « massacre ». La suite, malgré la fébrilité du filmage, a la raideur d’un dispositif. Courte première partie, jour : dans une Manille en ébullition, entre énergie des uns et désespoir des autres, un jeune étudiant en criminologie encore empreint d’idéalisme prépare son mariage en anticipant les difficultés financières que son couple devra affronter. Longue seconde partie, nuit : le même étudiant a trouvé une source de revenus en se faisant le complice des petits trafics de policiers corrompus. Mais la mission de cette nuit sera particulière : le groupe de ripoux, suivi à un rythme créant une illusion de temps réel, va kidnapper une prostituée qui sera tabassée, violée puis saignée à mort, enfin ses morceaux éparpillés aux quatre coins de Manille. L’étudiant déniaisé restera témoin et complice passif de toute cette horreur. Fin du film. L’aurions-nous éventé ? Pas vraiment : du titre grandiloquent au basculement brutal de l’innocence à la corruption du protagoniste (déjà « mouillé lorsque arrive la partie nocturne), en passant par la fermeté étouffante du dispositif de mise en scène qui enchaîne tout à sa représentation et à son rôle, le programme de pessimisme implacable est très tôt discernable, et rien du film ne fait vraiment douter que le jeune homme restera coincé dans son attitude de témoin impuissant et souillé, que la victime subira le pire et n’y survivra pas, que la désillusion envers la loi et l’ordre est au bout du chemin.
C’est d’abord par là que le film se montre discutable : par le fait que la destination du voyage qu’il nous propose est assez prévisible, que la descente aux enfers du jeune homme et le calvaire de la victime ne s’avèrent à la longue que des illustrations extrêmes de ce qui est laissé à deviner. La mise en scène, avec son illusion de temps réel, ne se voue qu’à prolonger l’attente de l’issue à l’asphyxiante épreuve, ne s’écartant de son programme de suivi de l’horreur que pour tâcher de rappeler que non, ce spectacle n’est pas gratuit. Quand la caméra ne se borne pas à son froid va-et-vient entre le témoin et la violence à laquelle il assiste pour bien insister sur son impuissance et sur celle du spectateur-voyeur, elle récupère au passage quelques signes-slogans (un néon, un T‑shirt) pour signifier le chemin de croix du protagoniste vers la perte irrémédiable de son innocence, bilan bien convenu de l’opération. La seule chose qui n’apparaît pas creuse et forcée dans ce que le film construit, la seule chose qui lui donne chair, c’est précisément le spectacle de la torture : les scènes frontales de sévices, filmées dans le détail et en un minimum de plans, auxquelles fait face l’inertie persistante du témoin. Kinatay, même s’il ne l’assume pas totalement, est avant tout un film de performance, de scènes choc en quête de raison d’être.
Neutralité malveillante
Au fond, sans sa recherche de petite morale bon marché, il ne resterait du film qu’un simple produit d’exploitation ultra-violent estampillé « inspirée de faits réels ». En cela, il se rapproche de ce que serait une version tiers-mondiste d’un aspect du cinéma de Haneke : certains des films de l’Autrichien (tel Le Ruban blanc, récompensé d’une Palme d’or par le même jury qui a donné à Kinatay son Prix de la mise en scène…) se mouleraient tout à fait, eux aussi, dans un cinéma de genre — dans son cas, l’horreur ou le thriller — si leur auteur ne cherchait pas à tout prix à leur conférer une signification morale et politique. Mais si Haneke fait mine de juger sans complaisance ses personnages, voire son public, Mendoza s’attache, lui, à ne manifester de jugement envers personne : son regard reste froid et distant, retranché derrière son dispositif d’artifices, et ce ne sont pas les tremblements de caméra qui pourraient conférer une quelconque aspérité à son point de vue de cinéaste sur ce qu’il filme. Ainsi les personnages restent-ils condensés en lieux communs de leurs rôles respectifs : jeune bleu impuissant, flics ripoux, et la victime à qui il n’est permis d’exister qu’en tant que telle, tas de viande sacrificielle gémissant et seulement voué à une démonstration tirée en longueur. De quoi enfoncer plus encore Kinatay dans la pornographie. Plus que l’abjection des sévices qui lui sont infligés, il y a celle d’un film qui les instrumentalise pour leur simple impact et tente de leur faire adopter la posture d’une démarche artistique. Mais l’art, si on paraphrase Rabelais, a ceci de commun avec la science : sans conscience, il n’est que ruine de l’âme.