Brillante Mendoza n’en finit plus de tourner, avec huit films à son actif depuis ses débuts en 2005. Après Serbis et Kinatay présentés à Cannes en 2008 et 2009, le réalisateur philippin sort un nouveau film intitulé Lola, en compétition au dernier festival de Venise. L’occasion d’essayer d’y voir plus clair à propos d’un cinéaste volontiers catalogué comme phénomène de festival.
En deux films, Mendoza s’est créé une réputation sulfureuse : celle d’un provocateur formaliste. Spécimen en voie d’expansion (voir Enter the Void de Gaspar Noé, chroniqué cette semaine par votre humble serviteur), grâce à un Serbis qui avait fait du bruit sur la Croisette (scènes de sexe explicites), et Kinatay, couronné du prix de la mise en scène (scène de torture). On le sait, le public cannois a tendance à s’extasier ou à prendre en grippe un cinéaste pour le moindre écart de conduite cinématographique, et Mendoza fait partie du lot. C’est oublier qu’il a construit son œuvre sur l’alternance entre films qui décrivent la violence et la crudité de la société philippine, et d’autres, comme John John, où la délicatesse se fait plus prégnante, avec un regard quasi documentaire sur la survie dans les quartiers pauvres de Manille. Il y délaisse les tours de force de mise en scène qui ont en partie fait sa renommée pour se concentrer sur l’humain, et la façon dont il va affronter des obstacles du quotidien.
Lola (qui signifie « grand-mère » en philippin) opère une fusion partielle de ces deux approches. A l’origine, un crime au couteau barbare, opportuniste, pour un téléphone portable. Il y a un mort et un voyou arrêté par la police. Le film suit l’itinéraire des grands-mères respectives de ces deux jeunes hommes. L’une cherche de l’argent pour financer l’enterrement de son petit-fils, l’autre se bat pour sortir le sien des dangereuses geôles de Manille, et lui éviter une lourde peine de prison. Premier glissement de terrain : là où le meurtre était le point vers lequel tendait tout Kinatay, il devient ici horizon de naissance d’une histoire. La violence gratuite du vol de portable est laissée hors champ, puisque elle a déjà été perpétrée au moment où le film démarre. Cela permet à Mendoza de se concentrer sur autre chose que l’arbitraire morbidité exposée dans Kinatay, sans pour autant totalement l’abandonner : elle se manifeste de manière plus discrète, par l’apparition du cadavre paisible et nettoyé du petit-fils, ou dans le choix d’un cercueil pour recueillir la dépouille.
Mendoza s’intéresse ici donc bien aux personnages, et aux parcours de ces deux vieilles femmes avec une volonté de filmer au plus près des acteurs. En résulte un style volontairement heurté, avec à‑coups dans le cadre, tremblements, comme si la caméra épousait les souffrances corporelles d’une dame âgée. Mais ceci est contrebalancé par le bel éclat du film, qui tient en grande partie à la présence d’enfants, qui accompagnent et assistent nos deux « lola » tout au long du film. Ceux-ci sont à l’origine d’heureux accidents qui viennent apporter spontanéité et fraicheur : des regards caméra impromptus, des circulations fortuites à l’intérieur du cadre qui forcent Mendoza à céder du terrain sur le plan de la mise en place technique. La turbulence des enfants apporte une certaine forme d’indécision, de doute sur ce qu’il faut filmer, et le film y gagne finalement en immersion dans la réalité philippine.
L’approche en « temps réel » de Kinatay est ici légèrement atténuée, persistant seulement à l’intérieur des blocs séquences, et mise au service d’un objectif plus noble : rendre compte des difficultés pratiques que rencontrent chacune des deux grands-mères dans la poursuite de leur but. Leurs parcours sont ainsi émaillés d’obstacles concrets qui viennent mettre en évidence le fonctionnement de la justice aux Philippines : dépôt de plainte, caution, arrangement à l’amiable. Mais la piste officielle est redoublée par le cheminement individuel de chacune, offrant un panel assez large des tractations et échanges officieux qui gangrènent Manille. Le marchandage s’avère ici être un moyen à double tranchant : il offre la possibilité de négocier le prix d’un cercueil, de mettre en gage un téléviseur, mais aussi de commercer un possible abandon des poursuites contre un criminel. Tout est donc valeur marchande, et la circulation des échanges donne une vision bouillonnante et gargantuesque de la ville, où il semble possible de transformer la moindre opportunité en commerce.
Mettre en scène deux chemins de croix, tout en s’attardant sur la place des anciens dans les familles. Le respect des personnes âgées est une composante essentielle de la société philippine, et là où les autres membres de la famille semblent quelque peu apathiques face à cet horrible meurtre, les grands-mères endossent le poids de la souffrance et mènent les démarches tambour battant. Belle ambition que de faire de ces deux femmes des combattantes du quotidien, en mettant le troisième âge à l’honneur. Dommage qu’il faille en passer parfois par une opposition un peu simpliste des deux personnages : malgré leur courage, l’une se laissera doucement glisser vers l’assistanat et la mendicité, tandis que l’autre poursuivra, inflexible, l’ascension vers un but moins noble (sortir un criminel de prison). À vérifier donc, si ce Lola n’est qu’une éphémère embellie dans l’œuvre de Mendoza, ou un premier pas vers ce troisième âge, celui de la sagesse.