Un film regardable signé Guy Ritchie ? Au sortir de son précédent ouvrage, l’hypothèse semblait encore relever du révisionnisme. Mais voilà : contrairement à ses habitudes, l’Anglais n’est pas ici l’initiateur et le maître d’œuvre d’un petit jeu de dupes narratif voué à sa propre satisfaction masturbatoire, mais l’exécutant zélé d’une entreprise de producteurs motivée par l’approche innovante mais réfléchie d’une matière de fiction appartenant au patrimoine mondial. Une puissance de création contrôlée qui, si elle ne change pas le plomb Ritchie en or, s’assure au moins que ses propres ambitions mesurées parviennent à l’écran et à la perception d’un public averti qui attend la chose au tournant.
Ce n’est pas la première fois qu’on voit, ces jours-ci, un réalisateur peu estimable paraître sous son meilleur jour — en tout cas, son moins mauvais — aux manettes d’une production hollywoodienne dépassant ses budgets habituels. Le brasseur de vent Christopher Nolan n’a-t-il pas trouvé, avec ses Batman, l’occasion de donner à ses marottes une vraie matière se confondant avec le service d’une légende ? Le médiocre Jon Favreau ne s’est-il pas acquitté de la tâche Iron Man avec un dévouement certain au personnage ? Le tâcheron Louis Leterrier formé chez Luc Besson, mais encadré par les studios Marvel, n’a-t-il pas eu le bon goût de ne pas se faire plus lourd que son Incroyable Hulk ? Certes, ces trois exemples sont trois licences d’adaptations de comics. Ce qui implique qu’outre l’encadrement de producteurs vigilants, les réalisateurs dont on attendait d’eux un travail d’exécutant ont dû aussi composer avec un matériau extrêmement populaire qu’ils n’ont guère eu le loisir de s’approprier pour leur propre compte, une communauté de millions d’admirateurs l’ayant déjà fait avant eux. Avant de satisfaire leurs propres motivations de filmeurs, ils devaient communier dans une certaine mesure avec les attentes et la réception annoncée d’un public large, mais surtout averti. Sherlock Holmes n’est pas à proprement parler un super-héros, mais Guy Ritchie n’en a pas été moins soumis à la même contrainte : nul doute que les énormes attentes autour du retour à l’écran du célèbre détective de littérature a incité des producteurs avertis à ne pas laisser leur chef de chantier traiter le personnage et ses aventures avec autant de désinvolture que ses chers gangsters en carton. Il est même permis de penser que le responsable de Snatch s’est senti lui-même assez touché par cette matière pour se faire un peu moins vain que d’habitude dans son approche — même si l’intérêt du résultat reste limité : nous y reviendrons.
Relecture pulp
Au fait, qui est Sherlock Holmes — ou plutôt, qu’est-il ? D’abord, une création de toutes pièces, un assemblage curieux de concepts et d’éléments de fiction comme seule la littérature populaire peut en produire avec assez d’aplomb pour y faire croire. Utopie d’esprit scientifique apparemment désincarné (un pur et froid observateur du monde dont il reconnecterait tous les liens internes), expert dans les domaines les plus improbables depuis la médecine légale jusqu’aux arts martiaux, et néanmoins animé malgré lui d’élans de l’indiscutable faillibilité humaine, il fallut bien le talent de conteur de son créateur Arthur Conan Doyle pour que ce personnage surmonte les contradictions sous lesquelles il aurait pu s’écrouler, et en tire une personnalité complexe et captivante. Mais ses aventures cinématographiques — tirées ou non des écrits de Doyle — ont eu bien du mal à appréhender cette complexité. La plupart ont privilégié la face socialement rassurante du justicier raisonneur, moralisateur et asexué — incarné avec la raideur aristocratique qui semblait y convenir, à l’instar d’un Basil Rathbone ou d’un Peter Cushing. L’épaisseur du héros a souffert à l’écran de cette simplification arbitraire, mais aussi la richesse de seconds rôles ravalés au rang de faire-valoir, à commencer par le bon docteur Watson, chez Doyle un compagnon indéfectible, un narrateur pertinent et non dénué d’une certaine intimité, mais dont la représentation filmique a trop souvent fait un simple assistant dévoué, bien en chair et bien empoté. Pour fissurer un peu ce moule pétrifiant, il fallut quelques tentatives de distanciation ne reculant pas devant l’humour (mentionnons juste l’irrévérencieuse, amputée mais vaillante Vie privée de Sherlock Holmes par Billy Wilder, qui ressort opportunément cette semaine), mais aussi, d’un autre côté, une réévaluation plus attentionnée, notamment par la télévision britannique avec, entre 1984 et 1994, une série mémorable par son approche réaliste et intimiste de l’univers du détective, et dont l’acteur principal, Jeremy Brett, demeure aujourd’hui pour beaucoup l’interprète définitif du personnage.
L’approche du personnage par les producteurs Joel Silver et associés n’est pas tellement plus profonde que celles qui l’ont précédée : juste un mouvement de balancier opposé à celui imprimé dans les vénérables adaptations de l’époque Rathbone, celles qui ont imposé une image cinématographique si raide de Sherlock Holmes. Le scénario et la direction artistique privilégient résolument le versant aventure de l’univers croqué par Doyle, qu’ils accentuent jusqu’à l’outrance pulp, récupérant au passage des éléments de la légende qu’ils triturent à leur sauce sans souci de respect de l’œuvre originale (les experts holmésiens hurleront aux offenses faites à la chronologie, au minimum…). Dans une intrigue totalement fantaisiste frayant avec les sciences occultes, un Holmes totalement bohème, adepte de la drogue dure et des sports de combat — qui plus est incarné par un Américain, Robert Downey Jr — affronte un génie du mal tenant à la fois du Pr Moriarty et d’Aleister Crowley, qui ne recherche rien de moins que le pouvoir suprême. Il doit cependant composer avec ses penchants humains, trop humains qu’il tente tant de réprimer : ses quelques vices évidemment, mais aussi son irritation de voir s’éloigner son ami indispensable mais réprobateur, un Dr Watson très vif d’esprit et de corps (Jude Law) et depuis peu fiancé à une femme devenue de facto la rivale du détective — et enfin ses propres désirs inavoués pour une criminelle. Le Holmes logicien n’a pas vraiment inspiré les scénaristes, qui n’ont pratiquement recours qu’aux béquilles de connaissances scientifiques farfelues pour faire tourner la machine à raisonner de leur personnage, au lieu de sa seule qualité d’observateur du monde. On a visiblement pris beaucoup plus de plaisir à montrer les deux héros iconiques sous des dehors plus défraîchis et irrévérencieux que le veut la tradition, crapahutant à travers docks et caves de Londres, affrontant des forces du Mal frôlant avec délectation le grand-guignol, s’envoyant des vannes et jouant la rivalité intellectuelle et — inconsciemment — amoureuse, laissant planer le doute sur la nature de leur relation (question désormais cliché : « en » sont-il ou pas ?). Le tout constitue une grande incartade de collégien qui rend moins service à l’univers Sherlock Holmes (elle n’y apporte rien, joue seulement une partition discordante sur la base d’éléments jusqu’ici peu exploités) qu’elle ne permet une récréation à la fois consciente de son héritage et désireuse de s’amuser un peu avec. Il est clair que ce Holmes-là n’ambitionne pas vraiment d’être Holmes : seulement une proposition alternative prenant pour prétexte un nécessaire dépoussiérage du mythe pour se mettre, sous des costumes originaux, au diapason des goûts du public — et des initiateurs du projet — pour les héros mal rasés et combatifs. Le plaisir manifeste investi dans le projet se fait communicatif, si bien que le résultat n’est pas déplaisant ; mais les ambitions restent mesurées et l’intérêt limité. On en revient au film susmentionné de Wilder qui, même après ses coupes drastiques, mettait encore en œuvre une ambition bien supérieure en osant, sous son humour et son amertume mêlées, apporter une réelle dimension humaine à ces mêmes personnages.
Maniérisme dirigé
Et Guy Ritchie dans tout ça ? Comment le maniériste forcené dopé aux effets publicitaires trouve-t-il son compte dans cette commande où il ne peut plus composer uniquement avec son bon plaisir ? En jouant un double jeu. D’un côté, il tâche consciencieusement et aussi impersonnellement que possible de servir les grandes lignes du cahier des charges, d’offrir à deux acteurs en bonne forme leurs scènes de cascades et de ping-pong verbal, de dérouler les péripéties de pulp dans un vieux Londres reconstitué des bas-fonds au Parlement. De l’autre, cependant, toutes les scènes où travaille l’intellect de Holmes (déductions, anticipations) voient le retour en force de toute la quincaillerie de matraquage visuel du réalisateur de Revolver, martelant à coups de ralentis-accélérés et de signaux lumineux les mouvements de l’esprit du raisonneur. On serait tenté de ne voir dans ces saillies que la même jouissance solitaire et vaine à laquelle il se livre dans ses autres films ; néanmoins, le fait qu’elles interviennent dans un contexte précis appelle à relativiser. De toute évidence, Ritchie ne s’excite plus tout à fait pour un rien (la « coolitude » de pacotille des gangsters, les coups de théâtre minables), mais s’attache à faire briller de clinquant les exploits mentaux du héros pour lesquels il manifeste un enthousiaste certain, quoique pesant. Le fait que le plaisir n’y est plus désespérément vain et égotiste, mais motivé et désireux de se partager constitue une différence estimable dans la filmographie de ce réalisateur. Il ne manquerait plus qu’un jour, il travaille une matière intéressante pour ses films, se penche sur des personnages et des mobiles un peu plus épais que du carton, bref : à faire un travail concret de cinéaste et non d’enjoliveur de breloques. Mais bon, cela fait un moment qu’on sait qu’il ne faut pas trop lui en demander…