Une reprise film de la semaine ? Oh, my ! Et pourquoi donc ? Eh bien, tout simplement, chers lecteurs (et chères lectrices), parce que le film le mérite bien — et surtout pour souligner le dégoût de certains membres de la rédaction (non pas notre critique officiel sur Sherlock Holmes, Benoît Smith, mais sans doute de ténébreux Moriarty cinéphiles) quant à la mascarade égotiste de Guy Ritchie, annoncée à grands coups de promo obscène depuis des semaines. Ce qui différencie Wilder et Ritchie ? Le talent, certes, la finesse, oui, la maîtrise de son scénario, oui, aussi… Mais surtout : ressusciter une figure mythique comme Holmes réclame avant tout le respect du matériau originel, et non une tendance imbécile à surimprimer son ego sur ladite figure. Billy Wilder racontant Holmes, c’est Holmes, bien sûr, mais c’est avant tout Billy Wilder. Et seuls les grands cinéastes savent surgir ainsi derrière un tel personnage sans le défigurer. Élémentaire, mon cher Ritchie.
Amputé de la moitié de sa durée par les atermoiements de ses producteurs, La Vie privée de Sherlock Holmes est un film-fantôme, ombre de l’imposante saga voulue par Billy Wilder. Est-ce pour autant que le film démérite ? Difficile à dire sans avoir vu la « version intégrale » — peut-être. Tout semble mineur dans cette œuvre de l’automne de Wilder : casting, traitement, jusqu’au film lui-même. Gageons plutôt que La Vie privée de Sherlock Holmes est un film tout entier au diapason de son rôle-titre : souriant, fatigué et mélancolique.
Difficile de venir en dernier-né de la longue tradition des Sherlock Holmes au cinéma, surtout après les mythiques Basil Rathbone et Peter Cushing. L’acteur shakespearien Robert Stephens a le sourire nonchalant, la démarche assurée et la répartie facile — c’est autant Sherlock Holmes que George Brummel. Mais avant tout, c’est un dandy, éloigné de la sévérité gothique de ses prédécesseurs. Brummel, bien sûr, mais également Lord Henry Wotton, et surtout Dorian Gray.
Car tout comme pour le personnage de Wilde, la terreur ultime est l’ennui ; un ennui suscité par la consternante inanité de ses adversaires en crime, tous incapables d’enflammer l’intellect précis du détective. Ses deux seuls dérivatifs : un violon dont il joue d’exécrable manière, et bien sûr la drogue. Et l’inquiétude du Dr Watson va le pousser à faire accepter à Holmes une invitation à l’opéra, qui débute La Vie privée de Sherlock Holmes, ce qui ennuie ce dernier au plus haut point. Il fera d’ailleurs payer au centuple la gêne suscitée par cette situation au bon docteur.
Étrange incipit que celui de La Vie privée de Sherlock Holmes : en effet, la confrontation de la cantatrice Petrova et du détective n’entretient que peu de rapports avec la suite du film : le mystère qui entoure le mari disparu de l’amnésique Gabrielle Valladon. Il faut y voir un vestige de l’œuvre monumentale voulue par Billy Wilder : une saga longue de trois heures, structurée comme un recueil de sir Arthur Conan Doyle, avec nombre d’enquêtes annexes, chacune apportant une pierre à l’intrigue centrale. De ces épisodes disparus, ne reste que peu de choses, nous laissant avec une enquête en demi-teinte.
Car enfin, se moque t‑on, ici, des amateurs des enquêtes héroïques et subtiles du détective de Baker Street ? Tout au long de La Vie privée de Sherlock Holmes, Holmes formule des hypothèses, résout des énigmes, démêle des écheveaux ; tout cela pour se voir confronté à ce qui demeure certainement le plus gros échec de sa carrière. Le détective aurait-il perdu la main ?… Ou se sera-t-il laissé entraîner de son plein assentiment ? Jouant sur l’ambiguïté sexuelle évidente du couple Watson/Holmes, l’affaire de la cantatrice Petrova se clôt ainsi sur les cris d’orfraie de Watson, dont la réputation de mâle viril est entachée par une rumeur facétieusement répandue par Holmes.
Watson : J’ai des femmes sur trois continents, qui peuvent témoigner en ma faveur ! Et vous pouvez également en produire qui témoigneraient en votre faveur, n’est-ce pas, Holmes ?
Holmes : Bonne nuit, Watson.
Watson : Holmes ? Laissez-moi vous poser une question — j’espère que je ne suis pas trop indiscret, mais… y a‑t-il eu des femmes dans votre vie ?
Holmes : La réponse est oui… vous êtes indiscret. Bonne nuit, Watson.
Ainsi piqué, que reste-t-il à faire au grand détective, sinon saisir la perche tendue par l’arrivée inopinée d’une belle inconnue amnésique sous son toit, sinon à se confronter au plus insoluble des mystères : la femme ? Et quelle meilleure approche du mythique détective pour Billy Wilder, peintre réjoui des jeux de l’amour et du hasard. En donnant à un Christopher Lee très hautain le rôle de Mycroft, le frère du détective au service de la Couronne, Wilder crée un personnage dont l’omnipotence ne laisse que Watson sous l’emprise du ridicule. Holmes et Gabrielle Valladon deviennent quant à eux deux vecteurs de l’ironie mordante propre au réalisateur. Si c’est un Sherlock Holmes vaincu qui accueille la conclusion de l’enquête autour de la belle Gabrielle, il courbe l’échine de bonne grâce — l’ère victorienne, période guindée s’il en fut, n’empêche nullement de goûter aux joies du jeu du chat et de la souris des affaires de cœur. Étonnamment sombre, Wilder va pourtant conclure La Vie privée de Sherlock Holmes sur une note incroyablement amère, triste et mélancolique — Sherlock Holmes vaincu par, finalement, le seul ennemi qu’il ne pourra jamais raisonner : l’amour perdu.