Le cinéma d’Almodóvar marche par cycles. Films de femmes ou de garçons, films roses ou polars, mélos ou comédies. Avec La Piel que Habito, il revient au film noir, qu’il avait déjà abordé avec En chair et en os ou plus indirectement avec La Mauvaise Éducation. Almodóvar en profite pour retrouver Antonio Banderas – qui n’a pas pris une ride – ainsi qu’une autre de ses icônes, Marisa Paredes. S’inspirant d’un roman français, il les embarque dans une histoire transgenre(s) de chirurgie plastique, peu avare en rebondissements et en perversité. Complètement invraisemblable – quoique cohérent avec les obsessions du cinéaste –, ce film est avant tout à prendre comme un exercice de style d’une efficacité clinique.
On attendait des retrouvailles caliente entre Pedro Almodóvar et Antonio Banderas qu’il n’avait pas fait tourner depuis vingt ans. Et pourtant, ce qui frappe en premier lieu dans La Piel que Habito, c’est son extrême froideur. Il faut dire qu’en vingt ans, le cinéma d’Almodóvar a logiquement mûri et atteint l’assurance de l’âge de raison. Fini donc le joyeux foutraque post-movida où hétéros, homos et trans se renvoyaient la balle dans une jouissance de couleurs. En apparence plus sage donc, avec une chromatique moins flamboyante qu’à l’habitude, La Piel que Habito se veut hommage aux films noirs et fantastiques avec des faux airs de fable d’anticipation (l’histoire, pourtant contemporaine, se passe en 2012). Une œuvre hybride où l’on y lit des références aussi bien aux films de la Hammer, qu’aux Yeux sans visage de Franju ou encore à Vertigo d’Hitchcock. La trame, elle, s’inspire d’un roman noir français de Thierry Jonquet, Mygale, écrit dans les années 1980, qu’Almodóvar rêvait d’adapter depuis de nombreuses années et qu’il a remodelé à sa sauce, avec l’aide de son frère.
Quand on voit l’argument du film, on comprend très bien ce que le roman a pu faire résonner en lui. Antonio Banderas y est la réincarnation moderne du docteur Frankenstein. Ténébreux et diabolique, il interprète Robert Ledgard, un chirurgien plasticien qui n’a pas peur de faire des expérimentations humaines pour mener à bien ses recherches sur la peau. Dans sa grande demeure où il vit seul avec celle qui l’a élevé (Marisa Parades), il tient captive Vera (Elena Anaya aux faux airs de Penélope Cruz). Cette nouvelle Ève mystérieuse a été remodelée à coups de bistouri afin de ressusciter l’image de sa femme décédée. Robert Ledgard s’est aussi mis comme mission de venger sa fille qui s’est elle aussi suicidée après avoir été violée (du moins le croit-il) par Vicente (Jan Cornet) lors d’une soirée mondaine. Le chirurgien retrouve la trace du jeune homme et le séquestre plusieurs mois dans sa cave…
Voilà pour le premier niveau de lecture. Car comme souvent chez Almodóvar, le récit se complexifie de différentes strates narratives qui viennent apporter des clés voire retourner complètement le récit. Le réalisateur a d’ailleurs gagné en maîtrise dans l’art du « twist ». Le retournement à la 6ème Sens paraît, maintenant, moins artificiel et sur le fil du rasoir que dans La Mauvaise Éducation. Le spectateur, lui, tâtonne à l’aveugle dans les premières séquences, ne sachant pas trop où le réalisateur veut le mener, craignant qu’il ait perdu en cours de route bon nombres de ses intérêts. Ce n’est qu’au milieu du film, lorsque la vérité sur Vera lui éclate en pleine figure qu’il peut se rassurer. Almodóvar n’a pas encore abandonné toute sa perversité. En effet, comme dans Parle avec elle, Almodóvar prouve qu’il n’est jamais aussi à l’aise pour disséminer la transgression que dans les contraintes bien codées du film de genre. Dans La Piel que Habito, il assume ce parti pris jusqu’au bout, quitte même à faire des clins d’œil au giallo italien. Il ne cherche en aucun cas à masquer le manque de crédibilité de son histoire ou à plomber ses personnages de psychologie à outrance (ici, quand il y a un meurtre, on efface les traces de sang sans repentance et le film poursuit son cours). Plus encore, il s’amuse des situations grand-guignolesques en accentuant délibérément leurs effets. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le personnage qui va sortir Vera du placard et engranger le mécanisme de révélation soit un taulard en fuite échappé d’un carnaval dans son costume léopard. Complètement grotesque, cette intrusion nécessaire à la bonne marche du récit illustre les vertus que Bakhtine dans ses études sur Rabelais attribue au carnavalesque : renverser le haut par le bas, user de l’allégresse ironie pour se montrer critique et transgressif.
Ce que le film peut perdre en émotion (d’où cette distance clinique dont nous parlions), il le gagne néanmoins en maîtrise stylistique. Aussi abracadabrant qu’il puisse paraître, La Piel que Habito doit beaucoup au talent de faiseur du cinéaste. À l’instar des nombreux inserts sur des actes chirurgicaux, la mise en scène est d’une rigueur implacable dans son découpage et ses effets de stylisation. Pour mieux enfermer ses personnages pantins, eux-mêmes prisonniers de leurs névroses, Almodóvar renonce au scope pour un cadre plus serré. Il n’hésite pas non plus à réduire la profondeur de champ pour perdre les personnages de second plan dans un flou vaporeux. De même, dans cette histoire de peau, la sexualité – et c’est assez rare pour un film d’Almodóvar – est paradoxalement très peu charnelle. Déviante et cérébrale, elle est d’abord solitaire et trouve naissance dans l’image : c’est l’immense écran plasma à travers lequel Antonio Banderas mate sa recluse ; c’est l’image de la femme morte que l’on essaie de reproduire ou encore l’image du viol qui ne s’est pas réellement produit. Comme pour amplifier cette idée, Vera, la femme hybride, porte une combinaison qui protège sa peau artificielle et la coupe donc de tout contact corporel. Sa sexualité, elle ne la vit dans un premier temps que via les godemichés que lui donne son ravisseur. Et lorsqu’il a lieu, l’acte sexuel perd toute la joie et l’allégresse qu’il pouvait avoir dans Attache-moi ou dans Talons aiguilles. Ici, il est lié à une agression, à un viol, quand il ne conduit pas tout bonnement à la mort. Et l’on notera comment Almodóvar use de la chanson « The Man I love » – leitmotiv fatal qui accompagne les personnages – comme contrepoint ironique de leurs relations.
La Piel que Habito fonctionne en vase clos. Entre auto-références et intertextualité littéraire ou cinématographique, il s’affranchit avec désinvolture de tout rapport avec le réel. Le film est ainsi à prendre comme un jeu, un plaisir ludique de créateur qui sait comment ménager ses effets pour embarquer le spectateur dans une histoire, aussi folle qu’elle soit. À contrario, de par son côté désincarné, il lui manque la portée universelle qui caractérise les plus grands films du réalisateur. Mais durant ces deux heures, Almodóvar aura au moins eu le mérite de montrer la force démiurgique de son cinéma à dépasser les contingences de l’existence et à engendrer ses propres créatures et fantasmes.