Moins foutraque que son précédent essai Oki’s Movie, la cuvée mi-2012 de Hong Sang-soo trace une ligne narrative épurée : trois ou quatre personnages papillonnent autour de Seungjun, jeune universitaire à la ramasse et cinéaste en pré-retraite. Comme de coutume, le film tisse des liens avec toute l’œuvre du réalisateur sud-coréen en reprenant des thèmes et variations familiers aux habitués de son cinéma. De cinéma, il en est d’ailleurs beaucoup question, et en particulier de sa fragilité. Aussi bien de ses conditions économiques (le personnage ne sait s’il a quitté son poste par obligation financière ou par volonté) qu’affectives (solitude, aliénation mais aussi dysfonctionnement joyeusement pathétique). Hong Sang-soo nous permet donc généreusement de parler, dans un même élan, de frivolité et d’existentiel.
Hong Sang-soo s’amuse du décalage, des réitérations et des effets que cela produit. The Day He Arrives ressasse beaucoup, il digère les personnages d’autres films pour les recracher délicatement dans un assemblage nouveau. Il s’ingénie à répéter des scènes dont les protagonistes n’ont plus le souvenir ou la conscience, seul le spectateur reconstituant ce qui relève de la cohérence ou du biaisement. Et ce, sans jamais manipuler le spectateur car celui-ci reste maître de la signification qu’il souhaite donner à ces légères variations, à ces clapotis à la surface d’un récit par ailleurs linéaire. Ces petites ondes perturbatrices font cohabiter une banale histoire d’amitiés et d’amours retrouvés avec d’inquiétantes apparitions d’un passé refoulé. Ce sont ces manifestations de confusion qui donnent tout le sel, par contre-point, au mordant comique de petites saynètes joliment troussées. Il est possible, bien sûr, de ne pas s’épouvanter de ces distorsions du récit et simplement apprécier le cocasse des situations et se laisser emporter par le défilement de la vie telle qu’elle va dans un paisible quartier résidentiel de Séoul.
Seungjun est de passage à Séoul. Il connaît bien la ville pour l’avoir pratiquée il y a quelques années, ses souvenirs ressurgissent au fil de rencontres aléatoires sur le bitume ou les bars avoisinants. Pas pressé, il traîne toute une journée dans le quartier en attendant qu’un vieil ami réponde à ses appels. C’est l’occasion pour Hong Sang-soo de tourner à l’instinct des scènes de rencontres inopinées, de discussions avinées et d’errements dans la nuit enneigée. Tout cela est paisible, alerte et souvent drôle… anecdotique diront ceux qui ne goûtent pas aux délices des rapprochements subtils et maladroits de corps inconnus et aux dérèglements des sentiments alcoolisés. Rien de nouveau ne vient donc troubler la mécanique déjà bien rodée de Hong Sang-soo : on vient là pour s’approvisionner du charme folâtrant qui inonde son œuvre. Histoire de tenir jusqu’à la prochaine livraison, sans doute imminente au regard de la prolixité du gaillard. Cet optimisme ne vaut pourtant que si l’on élude une question centrale du film, celle qui menace sourdement : la tentation du repli, du refus, de l’abandon.
Ce personnage de Seungjun a fui les difficultés de l’industrie cinématographique, il s’en défend à peine en prétextant un tarissement de l’envie de créer. Il ne fait pas de doute que sa reconversion en professeur de cinéma (mutation du praticien en théoricien) figure quelque chose de plus sombre qu’une simple bifurcation de carrière. Elle révèle l’extrême vulnérabilité du créateur face aux attaques des impératifs, qu’ils soient économiques ou moraux. Ainsi se plaint-il de l’impossibilité de créer tout en tournant sa vie elle-même en dérision, en mimant des affects qu’il ne ressent pas. Quand il vient, éploré et rond comme une barrique, quémander de l’affection auprès d’un ancien amour compatissant, il viole la démarcation entre réel et fiction, tout comme quand il feint une idylle naissante, jurant sur son âme qu’il est sincère, pour mieux la briser dès le lendemain de sa consommation. La représentation qu’il ne peut plus créer au cinéma, il la joue à nouveau au sein de sa propre vie. Comme un pis-aller répondant à l’impossibilité de tourner ce qui le ronge et le démange. À force de voir Hong Sang-soo filmer de faux cinéastes en déshérence, on en vient à s’inquiéter sur un éventuel caractère prophétique. Il se murmure depuis quelques années que le financement de ses films est de plus en plus ardu à boucler. Ses derniers films, en ce sens, sont effrayants.