Tourné pratiquement « à l’arrache », en treize jours dans la foulée de Ha Ha Ha (2010) dont il reconduit l’équipe technique, l’avant-dernier film en date de Hong Sang-soo (on attend l’arrivée dans nos salles du dernier The Day He Arrives) semble accuser les grandissantes difficultés de financement du cinéaste et l’urgence de l’économie, ne fût-ce que par les cartons de générique manuscrits et filmés en vidéo grossière. On serait tenté d’attribuer à cette précipitation manifeste nos premières impressions de redite paresseuse, de repli de l’auteur sur une antienne, un dispositif, une posture ayant perdu de sa fraîcheur et de sa sincérité. Erreur grossière, qu’on réalise en se rappelant que de film en film, Hong remet en effet en scène les mêmes constats, mais toujours pour en tirer un regard neuf, un plaisir de cinéma renouvelé. Et ce « film d’Oki », familier et pourtant surprenant, ne fait pas exception.
En fait de film, Oki’s Movie se compose de quatre segments autour des trois mêmes personnages en qui on anticipe le triangle amoureux favori de Hong Sang-soo (une femme partagée entre deux hommes), mais dans quatre contextes différents. La seule constante est le principe esthétique devenu la signature et la marque d’intégrité du cinéaste : chaque séquence a son point de vue fixe et inébranlable, pour un unique plan dont seuls les zooms et les décadrages font varier les perspectives et la distance vis-à-vis du sujet. Le premier segment est assez trompeur car avançant ouvertement en terrain archi-connu. On retrouve notamment, dans le personnage de Jingu, l’archétype du réalisateur portant verbalement haut des convictions artistiques qu’on devine proches de celles de Hong Sang-soo, mais veule et lâche dans ses actes, ce que trahissent notamment ses relations avec les femmes, à commencer par sa compagne Oki. Informé d’une méchante rumeur concernant son mentor, le Pr Song, il s’empresse – sous l’effet de l’alcool, autre invité fidèle de Hong Sang-soo – de la rapporter à ce dernier, révélant malgré lui qu’elle n’est peut-être pas si infondée. Juste après cette gaffe, au cours d’un débat public, il est à son tour la cible d’une rumeur. La morale est évidente, un peu trop (retour de bâton sur l’artiste et homme public trop sûr de lui) au point de laisser espérer que le propos du film ne s’en contente pas.
Rebattre ses cartes
C’est alors que le deuxième segment nous prend par surprise. S’ouvrant sur la vision du générique de fin d’un film réalisé par Jingu et approuvé par Song, il fait l’effet d’une redistribution des cartes du récit, reprenant les mêmes personnages, mais semble-t-il en un temps différent, peut-être même une réalité différente, avec des situations faisant écho à celles du premier segment (une scène dans la salle de montage, une autre sur un banc, une autre devant une certaine maison, une scène de repas…). Jingu n’est plus le réalisateur installé, ombrageux et fuyant, mais un étudiant en cinéma passionné et pas très stable (joué par le même acteur, faisant l’effet d’un grand dadais dans un costume d’ado). Tandis qu’on assiste à la naissance de la relation amoureuse entre Jingu et Oki – alors que celle-ci en laisse durer une autre, avec le plus mûr Song, qui lui-même n’a pas le même caractère que précédemment – un doute s’installe subtilement : le premier segment était-il un flash-forward, ou bien la mise en abyme du film d’étudiant réalisé par Jingu sur la base du réel, ou encore une histoire parallèle déconnectée de celle-ci ? Les personnages – particulièrement les deux hommes – sont-ils bien les mêmes que ceux vus précédemment ?
Autre segment, autre temps : dans une salle de classe désertée suite à une tempête de neige, le Pr Song, sur le départ, donne ses dernières leçons à deux élèves – Jingu et Oki – sous la forme d’un franc échange de questions et de réponses. Là encore, les caractères ont été changés, on doute qu’il s’agisse de la même réalité, et pourtant certaines questions et réponses, à la lueur des épisodes précédents, imprègnent ces leçons de sous-entendus. Hong Sang-soo, fidèle à sa légèreté, laisse ces leçons et ces sous-entendus parler d’eux-mêmes et pour une fois, se passe de zooms pour cette partie. Le dernier segment, enfin, désigné comme un film réalisé par Oki, met en parallèle les relations de la jeune femme avec le plus âgé et avec le plus jeune, sans que ceux-ci soient jamais nommés, concluant même en déclarant que les acteurs à l’écran – pourtant les mêmes depuis le début – n’auraient qu’une ressemblance approximative avec les sujets. Se confirme, alors, cette idée qui s’installait d’un épisode à l’autre : que le fil conducteur de cet ensemble d’histoires, malgré le matériau apparemment commun, n’est au fond qu’une histoire de mise en jeu de personnages, de perspective changée et de regard renouvelé sur eux. À la lumière d’une déclaration du réalisateur du premier segment (selon qui un film ne devrait pas se faire spécifiquement autour d’un sujet), on mesure la leçon de liberté, d’aisance, d’ouverture et pourtant d’intégrité donnée ici par Hong Sang-soo. Prenant ses aises vis-à-vis du format traditionnel pour tourner un segment, puis un autre, puis encore un, partant de ses acquis pour chercher autre chose sans s’enchaîner à une ligne directrice – si ce n’est celle, justement, de toujours sortir de ses propres ornières pour poursuivre son obsession de la complexité et des petits mensonges de ses semblables.