Deuxième long-métrage de Coralie Fargeat, The Substance est animé par une ambition analogue à celle de Revenge, premier coup d’éclat abrasif : réaliser un film de genre qui ne fait pas genre de faire du cinéma de genre. Le programme est simple : Elizabeth (Demi Moore), une actrice sur le déclin, opte pour un traitement nommé « The Substance », qui lui permet de générer une version rajeunie et idéalisée d’elle-même dans laquelle se glisse sa conscience. La consommation de cet étrange fluide implique de suivre plusieurs règles, dont celle d’alterner d’une semaine à l’autre avec son double, baptisé Sue (Margaret Qualley) – alternativement, l’une est en éveil et l’autre maintenue dans un état léthargique. Alors que l’entreprise derrière le produit, incarnée par une seule voix au téléphone, intime aux deux personnages de respecter scrupuleusement le partage du temps entre les deux corps, Sue prend peu à peu le dessus sur sa version décrépie et placardisée, dans une forme d’inversion de la dynamique du Portrait de Dorian Gray (c’est le double qui resplendit, et l’original qui se voit enfermé dans un placard). Avec cette fable sur le vieillissement et l’injonction à la beauté qu’il ne faut sans aucun doute pas trop prendre au sérieux, Fargeat fait du déséquilibre un principe moteur, en suivant une logique de surenchère ludique. Son horizon esthétique est le trop-plein, avec une multiplication d’effets de montage et de cadres incongrus (au fond d’une poubelle, au-dessus d’un urinoir, dans une assiette remplie de crevettes déchiquetées). D’une métamorphose à l’autre, le film se gonfle crescendo avant de déborder, puis d’exploser : les corps mutent de plus en plus, à force d’échanges de fluides et de coups déversés sans retenue, accouchant en dernière instance d’une créature carnavalesque, absurde et purulente, dans un sommet de comédie horrifique et de body horror (la fin de Men d’Alex Garland, proche dans l’idée, peut aller se rhabiller).
The Substance est un film sous perfusion, qui fonctionne un peu à la manière des tubulures et des tuyaux qui défilent à l’écran. Par ces conduits où transitent différents liquides, du corps vieillissant vers le corps juvénile, Fargeat met en exergue la dynamique de son propre style, dont l’apparence clinquante et contemporaine (image nette et saturée, comme dans Barbie ou dans un clip de pop contemporaine) se nourrit d’un élixir plus ancien, qui sent lui la mort et le pourrissement (La Mouche, Vertigo, mais aussi Freaks de Browning). Au-delà des palmiers et du jeu de dédoublement dans la lignée de Mulholland Drive, The Substance évoque par là, et peut-être plus qu’un autre, le cinéma de Lynch, non par sa dimension énigmatique et fantastique, mais plutôt dans qu’il peut avoir de pulp et d’ouvertement vulgaire. Aux morceaux de Chris Isaak et au romantisme noir, Fargeat préfère le fœtus visqueux d’Eraserhead, la silhouette de Patricia Arquette et les pics de violence de Lost Highway. Chez Lynch, la beauté élégiaque de certaines visions recouvre toujours une forme de pourriture et d’impureté, dont Los Angeles est le terrain de jeu privilégié. On pourrait ainsi résumer la trajectoire de The Substance à celle d’un encrassement progressif d’une image – celle d’Elizabeth –, dont il ne reste à la fin qu’un masque déchiré, préfigurant l’ultime plan, grotesque et en même temps curieusement bouleversant, dans lequel l’actrice malmenée achève sa course. C’est une qualité que l’on ne peut pas lui enlever, et qui le distingue nettement d’un film comme Titane de Julia Ducournau : The Substance va au bout de son idée et ne se salit pas les mains à moitié. Fargeat exacerbe ce qui faisait le suc vénéneux de Revenge (le gore outrancier, la violence rêche, les effets foudroyants, etc.), quand bien même elle a changé d’échelle de production avec ce deuxième film.
Avoir la dalle (sur Hollywood Blvd.)
Si l’ensemble n’est pas exempt de temps plus faibles, comme cette séquence où Elizabeth et son double se retrouvent soudain face-à-face (avec une scène d’action moins éclatante que celles de Revenge), The Substance brille particulièrement lorsqu’il met en scène la vampirisation des corps. Omniprésentes sur les lieux de tournage du morning show où Elizabeth est évincée par Sue, les caméras sont ici des seringues grâce auxquelles est extraite la substance vitale des corps, en particulier féminins. Filmer, chez Fargeat, c’est dévorer. La cinéaste se repaît avec une voracité manifeste de tout ce qui passe sous son objectif. Elle témoigne d’un réel appétit de mise en scène qui vire à la boulimie récréative, chaque partie du corps étant envisagée comme un déchet à régurgiter par l’entremise d’un montage maniériste et glouton (ralentis, flashs, effets de distorsions). Certains éléments organiques finiront d’ailleurs par tomber en miettes à la manière de déchets alimentaires, en écho à l’ouverture qui montre un sandwich tombé sur une dalle du walk of fame de Hollywood Boulevard… Oreilles arrachées, ongles incarnés, jambes cassées et autres pieds gangrénés : Fargeat ne lésine sur aucun moyen pour décomposer la silhouette de ses deux actrices.
Lorsque le personnage de Demi Moore enrage par exemple contre son alter ego en préparant une recette d’aligot et de boudin noir, un montage parallèle ramène la plastique idéale de Sue à un gros tas de viande. Des plans de gigots déchiquetés et de purée caoutchouteuse répondent à des inserts fétichisant sur les fesses, les cuisses et les jambes de Sue – Fargeat épousant, avec une délectation retorse, les règles implicites du male gaze pour faire rejaillir d’un même geste sa part malsaine et répugnante. De la même façon que dans Revenge, le style très tape‑à‑l’œil et a priori sexualisant de la cinéaste est moins l’affaire d’un désir scopique et érectile que d’une joyeuse débandade, comme lors de cette scène de twerk qui s’achève par l’extraction d’une cuisse de poulet à travers le nombril de la starlette. La suite de cette séquence, très drôle, qui promet un revisionnage du plan de twerk « image par image » par l’équipe de tournage (majoritairement masculine), s’interrompt pour cette raison : l’opportunité voyeuriste, qui se mêle ici à l’attente d’un surgissement horrifique, est désamorcée par un raccord qui tombe comme un couperet. Citant la fin d’Elephant Man puis de Carrie, l’issue de The Substance, jubilatoire voire jouissive – le terme n’est, pour une fois, pas galvaudé – s’accompagne d’ailleurs d’un jaillissement grotesque qui ressemble à une éjaculation féminine ou à une sécrétion vésicale (c’est selon). Au bout de son supplice, le monstre aura accompli sa revenge en un geste à la fois exubérant et cathartique : pisser du sang sur une rangée d’actionnaires.