Lost Highway s’ouvre dans une maison qui, par sa décoration minimaliste, ses murs aux couleurs ternes et sa quasi-absence de lumière naturelle, rappelle l’appartement d’Isabella Rossellini dans Blue Velvet. C’était dans ce lieu que s’opérait le passage d’un monde à un autre, entre la banlieue paisible et son envers le plus sombre. Dix ans plus tard, les apparences n’ont plus lieu d’être chez Lynch : les images issues du monde et de l’imaginaire révèlent toute leur horreur, tandis que les tourments mentaux sont devenus la matière même de son cinéma. Entretemps, Fire Walk With Me a fait office de déchirure : le mal s’y affirmait à l’intérieur même du foyer, contaminant définitivement les apparences, tandis que Laura Palmer entraînait dans sa mort l’innocence qui perdurait jusqu’alors. L’impact d’une telle bascule est avant tout esthétique : les structures narratives se font désormais plus retorses, plus complexes ; la narration classique ne peut plus exister, elle porte en elle trop d’images trompeuses et constitue une surface dont il faut se méfier. Il s’agit alors de filmer depuis l’intériorité des êtres, de mettre en scène leur vie subjective dont le rapport au temps et à l’espace n’est plus clair et linéaire, mais sibyllin, composé de boucles, de répétitions, d’omissions et de fuites.
L’erreur serait d’interpréter le foisonnement de symboles et de secrets que déploie le film comme une invitation à reconstituer linéairement son récit. Lynch est avant tout un cinéaste de l’affect et met en scène des sentiments ; on pourrait dire aussi qu’il les « met en matière », pour rendre palpable ce qui est de l’ordre de l’invisible. D’où le travail sur la nature même de l’image : le grain lui donne un caractère brumeux qui participe de faire de Lost Highway un film mental. De manière analogue, le sound design en vient à altérer l’image pour faire ressentir une présence étrangère. Lost Highway épouse de la sorte une forme de « stream of unconsciousness » (pour prendre le contrepied de la forme narrative employée par William Faulkner ou Viriginia Woolf) dans sa façon de matérialiser un flux de pensée et coller à une réalité affective : si le récit emprunte la structure d’une boucle, c’est que la psyché de Fred répond à cette même circularité. Ce qui nous est donné à voir n’a pas de « vie objective » et ne peut exister qu’à travers le regard de Fred (Bill Pullman). Dès lors, il faut considérer l’ensemble du film, de l’élément le plus banal comme du plus cauchemardesque, comme l’expression phénoménale de son flux de pensée. Un « monde en soi » se matérialise et trouve son origine dans l’esprit d’un homme rongé par la culpabilité, incapable de s’avouer à lui-même le meurtre de sa femme, et qui fuira constamment toute perspective pouvant fracturer la réalité qu’il s’est créée.
L’impossible retour
Le générique laisse place à un homme plongé dans l’obscurité. Cloîtré dans sa demeure, il se trouve soudainement gêné par l’irruption de la lumière du jour et le retentissement d’une sonnerie. Plus tard, lui et sa femme Renée (Patricia Arquette), qui vivent une relation distante et effacée, recevront des cassettes VHS où ils apparaissent dans leur intimité. Acte destructeur : ces images objectivent un autre point de vue et dévoileront que Fred a assassiné sa femme. Les vidéos et la lumière naturelle s’apparentent à des éléments perturbateurs et ébranlent le monde recréé par cet homme affirmant auprès des inspecteurs ne pas vouloir de caméra vidéo pour se souvenir des choses à sa manière : « I like to remember things my own way. How I remembered them, not necessarily the way they happened ». Il est intéressant de noter que l’auteur de ces vidéos, le « Mystery Man » (tel qu’il est nommé dans le générique de fin) est le seul personnage qui traverse les deux parties du film sans aucune métamorphose. Si Fred veut lui échapper, c’est à la fois parce qu’il matérialise, caméra au poing, une autre perspective, et parce qu’il ravive ses pulsions enfouies. Sorte d’excroissance de l’inconscient de Fred, il incarne la part d’ombre qu’il tente vainement de refouler, et qui le fait retomber sans cesse dans un même cercle infernal. Ses apparitions sont des émanations indésirables : il surgit une première fois en surimpression sur le visage de Renée (rappelant alors violemment Fred à son crime), s’immisce dans son foyer, et l’aide à rejouer l’assassinat de Dick Laurent, l’amant de sa femme.
En considérant les vidéos comme la matérialisation d’un point de vue hétérogène, la scène qui précède la transition entre les deux segments du film s’apparente à une rupture : Fred traverse un couloir sombre et se rapproche de la caméra, avant que son visage finisse par définitivement plonger le plan dans la pénombre. Un léger travelling arrière dévoile une télévision, révélant alors le raccord ; Fred vient de traverser l’écran qui sert à diffuser les vidéos et signe par là une fusion entre deux points de vue. Aucun retour en arrière ne sera possible : le personnage ne peut que faire face au meurtre de Renée en regardant la dernière cassette. Cette césure cruciale fait d’abord basculer le film vers une prison où Fred est jugé pour le meurtre de sa femme, comme si, le temps d’un instant, il prenait conscience de la réalité ; puis, pour étouffer ce regain de lucidité, il fuit de nouveau, mais cette fois vers un monde de prime abord plus paisible. Cette seconde partie surprend d’abord par sa lumière diurne et ses personnages bien plus nombreux, aux relations chaleureuses. On y retrouve des motifs familiers du cinéma de Lynch, proches de Blue Velvet ou de Twin Peaks, dans son humour, son mélange de romantisme et d’absurde, ou encore sa manière de revisiter le film noir. Mais là où précédemment la part sombre de l’univers succédait à sa représentation idéalisée, la trajectoire est ici inversée : des profondeurs, on repasse à la surface. Un problème demeure au terme de cette permutation : l’apparence ne peut plus faire fi de son envers ; le trouble instauré par la première partie l’a contaminée, et sa relative naïveté porte de front toute son artificialité. Cette façade ne peut alors être vue que pour ce qu’elle est : un ensemble d’images, une illusion.
L’abîme
Fred semble d’abord trouver à travers Pete (Balthazar Getty) le vaisseau pour idéaliser sa personne : il y recouvre sa jeunesse, une sexualité triomphante et un amour passionné. Mais cet idéal n’est qu’un agrégat d’images issu d’univers fictifs. Le fatalisme du film noir, d’abord séducteur, fait de nouveau tomber sa hache. En voulant sauver Renée, devenue désormais Alice, Pete tente dans le même mouvement de conserver l’image idyllique et d’effacer le meurtre de sa femme. Or ces images, une fois creusées, s’avèrent reposer sur l’exploitation littérale des corps, par l’entremise d’un réseau pornographique. Il tentera de sauver une dernière fois son fantasme lors d’une scène d’amour en plein désert devant les phares d’une voiture ; la musique, le ralenti et l’érotisme qui s’en dégage nourrissent une image fantasmée qui se détruit d’elle-même : Renée/Alice susurre à Pete « You’ll never have me » (« tu ne me posséderas jamais »), et tout s’effondre. La femme tant aimée s’en va au loin, Fred retrouve son vrai corps. L’illusion ne peut que s’estomper.
À force d’observer l’abîme, la pénombre a fini par envahir les illusions que Lynch mettait jusqu’alors en scène ; tenter de les retrouver consiste à s’exposer à sa propre destruction (Naomi Watts l’apprendra d’ailleurs à ses dépens dans Mulholland Drive). Dans l’appartement de Blue Velvet évoqué tout à l’heure, Denis Hooper actait ainsi le passage vers l’envers du décor : « Now it’s dark ». La sentence révèle ici sa profonde nature : le début d’un chemin où l’innocence se perdra, sans retour possible.