« I see you » : c’est une phrase que l’on entendait beaucoup dans Avatar et qui revient dans cette suite attendue de longue date. Voir, c’était justement la grande affaire du premier film, qui s’achevait sur la naissance d’un regard, celui de Jake Sully. Corps à moitié mort (paralysé des deux jambes) et substitut d’un cadavre (son frère jumeau décédé, qu’il remplaçait au pied levé pour rejoindre la planète Pandora), Sully retrouvait, au terme d’un parcours initiatique, sa pleine vitalité en apprenant à « bien voir » et à être « bien vu », jusqu’à abandonner son enveloppe charnelle pour embrasser un devenir paradoxalement aussi transhumaniste que primitif – le colon, en ouvrant les yeux sur la beauté de la nature de Pandora, adoptait les us et coutumes mais aussi le corps même des autochtones. Car « bien voir » implique chez James Cameron de renouer avec une certaine virginité, un émerveillement sincère et désarmant. Dans « Je te vois », il faut entendre : je te vois vraiment, comme si, pour la première fois, mes yeux se posaient sur toi. La Voie de l’eau s’appuie de nouveau sur cette impulsion, mais de manière sensiblement différente que pour le précédent film. Exit, du moins en partie, l’armature du récit d’apprentissage : Sully et Neytiri, les héros d’hier, occupent désormais une place en léger retrait au sein de l’intrigue. Depuis le premier volet, ils sont devenus les parents d’une ribambelle de jeunes filles et de garçons auxquels revient le privilège de connaître le frisson de la première fois. C’est la part la plus bouleversante du film : si Cameron repousse les limites technologiques du cinéma, ce n’est que pour mieux filmer une joie originelle. Ainsi de son emploi élastique du HFR (High Frame Rate). Le cinéaste, à rebours de Peter Jackson (la trilogie du Hobbit) et d’Ang Lee (le plastiquement ébouriffant Gemini Man, injustement boudé et mal compris), a fait le choix d’un entre-deux qui pourrait passer de prime abord pour timoré : plutôt que de systématiser la fréquence accrue du défilement des photogrammes, il opte pour une formule hybride, lissant l’étrangeté produite par le spectacle d’un film en 48, 60 ou 120 images par seconde, dont la netteté extraordinaire s’accompagne d’une sensation d’impureté. La cadence d’images fluctue ainsi selon les scènes : un dialogue à l’ombre d’une hutte adopte un traditionnel défilement à 24 images par seconde, quand un ballet aérien fait l’objet d’un doublement des prises de vue, de manière à accompagner avec davantage de fluidité les courses des montures aériennes des Na’vis. Et de fait, les scènes d’action de La Voie de l’eau se démarquent de celles d’Avatar par la précision de cette technique qui restitue avec une clarté parfois impressionnante le tumulte de la matière, par exemple lors de l’attaque d’un train au début au film, en jouant sur la tridimensionnalité des éléments (tôle froissée, flammèches volant au vent, etc.).
Mais ce HFR composite a aussi une autre vertu manifeste : il permet de figurer le vertige de cette « première fois » chère à Cameron. La séquence la plus éloquente en la matière est celle où les enfants de Sully, réfugiés dans une lointaine tribu insulaire, font leur premier plongeon dans le récif enserrant le village. Cameron filme au fond cette initiation comme une traversée ; se rejoue, de manière implicite et assez habile, la scène matricielle où Sully-humain se voyait propulsé dans le corps de son avatar, le Sully-Na’vi. Avatar premier du nom reposait beaucoup sur son montage pour faire dialoguer deux mondes séparés, celui des hommes (avec ses corps en chair et en os) et le monde des Na’vis, intégralement numérique. En apparence, le dispositif n’a ici plus de raison d’être, car il n’y a pratiquement plus d’avatars : Sully, comme sa Némésis revenue du monde des morts, le colonel Quaritch, ne transitent désormais plus entre deux entités – leurs doublures respectives sont devenues leurs corps réels. Et pourtant, cette impression de passer d’un monde à l’autre perdure toujours, mais de manière distincte, dans les plis de ce HFR composite : en alternant 24, 48 et 60 images par seconde, les personnages, à l’intérieur d’un même espace, opèrent une nouvelle traversée du miroir. Il suffit, par exemple, de plonger sous la surface de l’eau, de s’enfoncer dans les profondeurs, pour que le décuplement des photogrammes accompagne le sentiment d’un profond dépaysement. À cet endroit précis, le film se révèle tout simplement terrassant : on a ici et là l’impression d’assister en direct à une petite mue du cinéma, ce vieux serpent qui change régulièrement de peau. Non seulement on n’a jamais vu ça, mais on prend simultanément conscience que le cinéma, en tant que machine en perpétuelle reconfiguration, vient encore de repousser un peu davantage ses limites en s’affranchissant de la traditionnelle frontière des 24 images par seconde pour dévoiler un nouveau continent. La Voie de l’eau relève dans cette optique toujours du western : il s’agit quelque part, en dépit du propos anti-colonisateur qu’arbore le récit, « d’apprivoiser la frontière » (« Tame the frontier », pour citer la générale jouée par Eddie Falco en charge de la colonisation de Pandora).
La voie du numérique
Mais là encore, le chemin emprunté par Cameron étonne, au regard de l’extraordinaire arsenal technique qu’il déploie. Dans les faits, on assiste moins à une « expérience spectaculaire » qu’au spectacle d’une inexpérience des regards et des corps, ramenés à l’état qui s’accorde le mieux avec l’horizon primitif que s’est fixé le cinéaste : l’enfance. Les vrais enjeux du récit ? Apprendre à nager, tenir sa respiration sous l’eau, et puis surtout regarder, la faune, la flore, la nature, et plus largement tout ce qui est étranger aux personnages. La Voie de l’eau est en cela un blockbuster résolument naïf, au sens le plus noble du terme, avec ce mélange d’ingénuité et de candeur qui paraît indissociable de l’audace de Cameron. Car le cinéaste prend des risques, notamment lorsqu’il s’attelle à filmer un rapport réellement horizontal entre la tribu Metkayina et des Tulkuns, sortes de baleines considérées comme les « frères et sœurs spirituels » des Navi’s de la région. On en revient à la grande promesse implicite de la révolution technologique amorcée par le père de Terminator : le numérique et ses atouts (3D, HFR, netteté de l’image, perfectionnement des effets spéciaux, performance capture, etc.) ouvrent en principe sur la possibilité de figurer un autre regard, décorrélé de la seule perspective humaine. « I sea you » : Cameron filme désormais depuis l’œil d’un Tultkun, avec lequel l’un des fils de Sully dialogue par signes, et même depuis l’intériorité de la baleine. C’est que la « la voie de l’eau », prêchi-prêcha mystique un peu naïf (là encore), désigne avant tout une certaine disposition de regard se recoupant avec l’approche du metteur en scène.
« La voie de l’eau connecte toutes choses, avant la naissance, après la mort », professent les Metkayina ; à ces mots, comment ne pas penser aux prodigieux morphings de Titanic qui, au sein d’un même plan, revitalisaient l’épave du vaisseau pour retrouver l’effervescence de son premier départ ou, au contraire, superposaient Jack et Rose, enlacés à la proue du navire légendaire, avec la carcasse du paquebot gisant dans les profondeurs de l’Océan Atlantique ? Ou bien encore à l’idée, tout aussi bouleversante, de faire jouer à Sigourney Weaver (qui tourne depuis quarante ans avec Cameron) une adolescente, Kiri, la fille de Grace (la scientifique que jouait… Weaver dans le premier Avatar), par la magie de la performance capture ? Le numérique selon Cameron repose de la sorte sur un alliage entre un élan vitaliste (la grâce du primitif) et une pulsion mortifère, qu’il ne faut pas envisager comme son strict négatif ; c’est précisément l’une des spécificités du monde déplié par le cinéaste que de mettre à bas plusieurs dualismes structurants (humain et non-humain, culture et nature, etc.). Quelques plans rappellent ainsi, à contre-courant du divertissement familial que le film semble proposer, que le cinéma de Cameron n’est pas d’exempt d’une certaine brutalité : un bras brutalement arraché par un câble, un cockpit broyé où s’engouffre l’eau à toute vitesse, ou encore un carré de ténèbres sur un bateau en train de couler, vortex dans lequel sont happés humains puis Navi’s. Si Cameron est un cinéaste moins ouvertement radical qu’Ang Lee ou Robert Zemeckis, pour citer des pionniers dont les films sont autrement plus abrasifs, une forme de rugosité perdure dans sa mise en scène ; le numérique ne gomme pas la matière, mais la rend par endroits plus saillante.
Et maintenant ?
À ce titre, on peut légitimement s’étonner de l’usage peut-être plus approximatif que fait Cameron du HFR dans la dernière partie du film. Le partage jusque-là assez net entre 24 et 48 ou 60 images par seconde se brouille dans l’articulation de certaines scènes d’action. D’un plan à l’autre, la mise en scène peut ainsi adopter une netteté et une fluidité presque parfaites, pour revenir ensuite soudainement à « l’imprécision » (du moins relativement) propre à la vitesse classique des 24 images par seconde, avec saccades et mouvements flous à la clef. Ce travers est surprenant, surtout quand on connaît le perfectionnisme de Cameron, mais il n’est pas impossible que son écriture affiche encore un semblant de tâtonnement dans l’appréhension de cette technique. C’est toutefois ailleurs que le film présente une vraie et belle limite, intimement liée au désir de Cameron de relever un parti matériellement ingagnable : comment, à l’échelle d’un film de 3h (qui constitue de surcroît une suite), réussir à tenir cette note de la « première fois » ? On l’a dit, le film se détache de la structure très habile d’Avatar (dont le scénario fut pourtant maintes fois raillé pour son extrême classicisme) ; cette fois-ci, la construction narrative s’avère plus flottante et ses enjeux en principe moins forts, justement parce qu’ils semblent motivés par le seul désir de (re)toucher du doigt une émotion originelle.
Le film y parvient, et à mon avis avec une plus grande force que pour Avatar, mais de manière parfois inégale – se distinguent assez nettement du reste la première heure, qui arpente de nouveau les forêts de Pandora avec le renouveau induit par le HFR variable, et les premiers pas dans la tribu Metkayina. Surtout, une question de taille se pose, en sachant que les aventures de la famille Sully sur Pandora ne font visiblement que commencer (trois autres films sont d’ores et déjà en développement) : où peut bien ensuite aller Cameron après cette exploration du monde de l’eau ? Comment figurer, une fois encore, l’émerveillement face à l’inédit ? La Voie de l’eau revisite certes par sa mise en scène le monde d’Avatar (il faut insister là-dessus : les deux films sont, dans le détail, formellement distincts), mais avec une ambition qui demeure sensiblement analogue (cf. la façon, que je pointais plus haut, de substituer à l’enchâssement de strates du premier film un HFR à plusieurs vitesses). Et après ? On a du mal, en sortant de la séance, à imaginer la direction que va pouvoir prendre cette franchise curieusement agencée (si treize ans séparent Avatar et La Voie de l’eau, le troisième volet est déjà tourné et sortira normalement en décembre 2024) et tiraillée entre son penchant pour le recommencement (reboot du récit, retour de figures et de visages pourtant morts) et sa quête d’inconnu. L’ultime plan, qui rejoue mollement celui d’Avatar (sans ouvrir cette fois-ci de perspectives réellement neuves), ne permettra pas en tout cas d’y voir plus clair. Le cinéma de Cameron se dresse dès lors face à un beau problème, une nouvelle frontière qu’il devra, de nouveau, entreprendre de repousser.