L’Inde était arrivée en force à Cannes en 2013, avec Bombay Talkies (série de quatre courts métrages en hommage au centenaire du cinéma indien) présenté hors compétition, et trois films présentés à la Quinzaine des réalisateurs, dont The Lunchbox, couronné ensuite d’un joli succès international. En 2014, le pays se contente d’une portion congrue, avec un seul film en sélection. Ne faisons pas la fine bouche : l’Inde, « plus grande cinématographie du monde », brillait traditionnellement par son absence. Depuis quelques années, elle cesse enfin d’être représentée uniquement par miss L’Oréal Aishwarya Rai Bachchan et peut se glorifier de la qualité de son cinéma, et de l’énergie de sa jeune génération.
Au-delà du symbole, Titli est aussi représentatif d’un mouvement original : foin en Inde de Nouvelle Vague et de lutte acharnée des indépendants contre l’industrie commerciale, un défi quasi impossible dans un pays où distribuer un film à petit budget sans l’aide des majors ou de chaînes télévisées reste encore un cauchemar. Titli, donc, associe ce qui semblait inconcevable : une production indépendante, Dibakar Banerjee Productions (Kanu Behl a été l’assistant du cinéaste Dibakar Banerjee et a co-écrit Love, Sex aur Dhokha avec lui), et l’immense machine bollywoodienne Yash Raj Films qui enchaîne les blockbusters (le dernier en date, Dhoom:3, a explosé les records au box-office). Pour Kanu Behl, l’association est gagnante : avec DBP, il garde sa liberté créative ; avec Yash Raj, il assure que la distribution de son film couvrira au moins les multiplexes des grands centres urbains, où vit la majorité de ses spectateurs potentiels. Pour Yash Raj – et c’est tout à l’honneur d’un studio réputé pour un certain conservatisme –, il s’agit surtout de comprendre que le vent tourne en Inde et qu’attraper ou non le train en marche décidera peu ou prou de l’avenir du cinéma indien (le studio co-produit également le nouveau film très attendu de Dibakar Banerjee, Detective Byomkesh Bakshy, film noir situé à Calcutta en 1943).
Et Titli dans tout cela ? Il n’est sans doute plus nécessaire de le répéter, et c’est un soulagement : bien que réalisé à Bombay, Titli n’est pas un Bollywood. Pas de chansons, pas de mélo, pas de danses, et pas de stars. Pas de Slumdog Millionaire non plus : si Titli évoque l’Inde qui « parle » à l’Occident, celle de la violence et de la misère, ce n’est pas un film à message social, et Kanu Behl, dont c’est le premier long métrage, refuse de l’entendre ainsi. L’histoire, d’une simplicité confondante, aurait pu se dérouler dans n’importe quel milieu ou n’importe quel pays. Titli, troisième frère d’une fratrie de criminels, veut échapper au déterminisme familial en s’enfuyant du domicile paternel. Empêché dans sa décision par le vol de ses économies, marié de force, il se voit reproduire instinctivement le même comportement qu’il rejetait chez ses frères. La fin du film, ouverte, ne donne pas de réponse au conflit intérieur du personnage, si ce n’est un dernier plan optimiste, qu’on pourra interpréter de mille manières différentes.
La beauté de Titli, d’ailleurs, reste dans ses non-dits : des plans courts sur des visages inconnus (les acteurs principaux sont non-professionnels), des silences pesants suivis de crises violentes inattendues, et un regard ambigu mais toujours compréhensif sur les personnages. Même la cruauté du frère aîné, interprété avec finesse par le seul comédien connu du film, Ranvir Shorey, n’est jamais condamnée : instinctif, émotionnel, Vikram est incapable du moindre recul sur le poids des générations antérieures (le père, envahissant même dans son inaction ; la photographie du grand-père décédé dans la cuisine) qu’il porte sur ses épaules. Le montage sec de la brillante Namrata Rao donne au film le rythme nécessaire, lui évitant tout autant la contemplation que la brutalité gratuite.
À l’heure où l’extrémiste hindou Narendra Modi vient d’être élu Premier ministre de l’Inde et prend déjà le temps de proclamer son attachement aux « valeurs morales » du cinéma indien (comprendre un retour dramatique et peut-être exclusif aux romances sucrées de Bollywood et consorts), la présence d’un film comme Titli à Cannes, espérons-le, donnera aux jeunes cinéastes indiens une raison de plus d’espérer que leur voix et leurs histoires valent la peine d’être entendues non seulement chez eux, mais également dans le monde entier.