Depuis Bombay, il semblerait que l’Inde, ou pour être plus précis, le cinéma en hindi, fait sensation à Cannes : de grandes affiches promues par L’Oréal proclament dans toute la ville que le Festival fête les cent ans du cinéma indien ; toute la presse s’enorgueillit de la présence de quatre films indiens (compétition ou hors compétition, dans différentes sections) et des défilés sur le tapis rouge des stars Aishwarya Rai, Sonam Kapoor (qui n’ont pourtant rien d’autre à faire là que de représenter L’Oréal) ou de Vidya Balan, jolie représentante indienne au jury (certes, plus à sa place que Meg Ryan s’il faut se contenter de si peu).
À lire la presse française, évidemment, le soufflé retombe rapidement – la presse internationale a été un chouïa plus prolixe. Peu de retours sur les films indiens présents au Festival : pas grand-chose sur Bombay Talkies, présenté hors compétition dimanche dernier pour une soirée célébrant le centenaire du cinéma et qui n’a même pas eu les honneurs du Grand Théâtre Lumière, ou pour Monsoon Shootout, d’Amit Kumar, en compétition pour la Caméra d’or ; un peu plus sur Ugly, d’Anurag Kashyap, à la Quinzaine des réalisateurs (qui avait déjà invité le cinéaste pour Gangs of Wasseypur l’année dernière) et quelques bravos pour The Lunchbox, de Ritesh Batra, qui a dégoté le Rail d’Or à la Semaine de la critique. Qui enfin a relayé l’information selon laquelle Anurag Kashyap, réalisateur de deux de ces quatre films, mais aussi producteur des deux autres, a reçu l’ordre du Chevalier des arts et des lettres la semaine dernière – information pour le coup très surprenante quand on connaît à la fois le cinéma indien et la façon dont est distribuée cette distinction honorifique ?
Cette absence d’enthousiasme pourrait trouver deux types d’explications. La première est que la critique française se fiche éperdument du cinéma indien, et préfère jouer les pronostics sur la sélection officielle. Argument sans doute raisonné, mais un peu dépassé, et sans doute trop facile. Une grande part de la presse – et Critikat parmi les premiers – s’acharne depuis quelques années à regretter que la sélection officielle ne soit pas aussi audacieuse que les autres sélections, et notamment la Quinzaine. La sélection officielle reste un club assez fermé, invitant peu ou prou toujours les mêmes cinéastes, et qui mettra sans doute beaucoup de temps à s’ouvrir au cinéma indien – la dernière fois qu’un film indien s’est trouvé en sélection remonte à 1994. Puisque le cinéma indien s’invite à la Semaine de la critique ou à la Quinzaine, on aurait pu imaginer que la critique française la plus « intellectuelle » se pencherait avec délectation sur le cas indien. Raté.
Le peu d’intérêt que ce cinéma suscite en France s’ajoute à une méconnaissance à la limite de la paresse journalistique : ici, Le Monde indique que Vidya Balan, membre du jury, joue dans Bombay Talkies (nous défions qui que ce soit de l’apercevoir ne serait-ce qu’une minute dans un des quatre courts métrages…) ; là Libération annonce que le cinéma indien se lance dans le remake de blockbusters hollywoodiens (ce qu’il fait déjà des dizaines d’années… au point d’être raillé pour cela, et d’avoir été surnommé Bollywood, contraction de Bombay et… Hollywood). Est-ce vraiment tout à fait la faute de la critique française ? Ne faudrait-il pas aussi admettre que le cinéma indien n’est pas encore parvenu à la qualité technique/artistique/scénaristique nécessaire pour rivaliser avec le reste des films sélectionnés, même avec des œuvres venues du Tchad ? Certains réalisateurs indiens en arrivent même à regretter que leurs films soient sélectionnés, ayant peur que ce semi-succès les rendent trop contents d’eux-mêmes pour leur donner la rage nécessaire à l’aboutissement de la révolution cinématographique mise en marche depuis les années 2000.
Certes, ce n’est pas encore cette année que l’Inde fera des remous à Cannes ; il pourrait même arriver, dans quelques années, que les réalisateurs indiens se mordent les doigts d’avoir trop vite crié victoire. Dans la version optimiste à laquelle nous préférons croire, ce sera en fait la presse française qui s’étonnera d’avoir fermé les yeux devant une cinématographie qui pourrait renouveler, n’ayant pas peur des grands mots, l’univers du cinéma mondial.