Après deux décennies à tourner dans sa Thaïlande natale, Apichatpong Weerasethakul a pour la première fois quitté son pays pour rejoindre la Colombie et y réaliser Memoria, film qui témoigne en profondeur de ce déracinement. Si l’on retrouve les figures et thèmes familiers du cinéaste, ainsi que la temporalité lancinante qui caractérise l’ensemble de ses films, quelque chose a de fait indéniablement changé ici : plus inquiet et menaçant, l’inconnu ne se manifeste plus de la même façon qu’auparavant. Au petit matin, Jessica (Tilda Swinton) est réveillée par une détonation, un « bang ! » quelque peu alarmant. Elle se lève de son lit, marche en direction de l’obscurité, puis la caméra panote, tandis que le corps de l’actrice se reflète dans un miroir adjacent. Outre un premier renversement (la scène montre un passage brutal du sommeil à l’éveil, quand les films du cinéaste nous ont habitués au chemin inverse), la perception de l’espace apparaît totalement déréglée : on ne sait plus, face à cette scène, où se trouve vraiment Jessica lors de sa marche. Weerasethakul n’avait encore jamais filmé ainsi l’irruption de l’étrange comme étant à l’origine d’un bouleversement des repères. Dans Oncle Boonmee, l’apparition du surnaturel à la table d’une petite famille thaïlandaise se déroulait par exemple sans effroi. Un premier fantôme apparaissait au cours d’un dîner en provoquant à peine un léger étonnement de la part des convives. Un singe à la fourrure noire et au regard écarlate, avec tous les traits d’une figure horrifique, s’invitait ensuite à la réunion familiale sans, là encore, bouleverser la manière dont Weerasethakul filmait la scène. Dans son cadrage inaugural, le réalisateur anticipait même l’apparition des deux spectres en filmant l’entièreté de la table, avec deux chaises vides, suivant les préceptes de la tradition animiste selon laquelle il convient de laisser une place pour les morts dans le monde des vivants. Tout l’inverse de Memoria, dont les déflagrations sonores ne cesseront de frapper sans prévenir – l’extraordinaire semble, pour le dire autrement, ne plus aller de soi.
Ce n’est pas qu’un détail : jamais le cinéma de Weerasethakul n’avait paru aussi peu charnel et haptique que dans Memoria. Plus de deux heures durant, au cours desquelles Jessica erre en quête de l’origine du son qui la poursuit, elle ne touche seulement que quelques mains, celle du jeune Hernan (Juan Pablo Urrego) et de sa sœur alitée (Agnes Brekke), ou bien caresse le trou perçant un crâne fossilisé ; très loin de la sensualité de Cemetery of Splendour, avec ses massages à la crème et ses manipulations comiques de phallus en érection. Une distance certaine, comme un décalage incommensurable, s’impose ici entre l’être et le monde qui l’entoure, dans un film de prime abord froid et distant. C’est qu’avec ses séquences quasi horrifiques (un éclairage qui s’éteint soudainement dans une salle d’exposition ; un chien qui suit Jessica à la tombée de la nuit) et son personnage terrorisé par un écho en forme de hantise (lors d’un dîner en famille, Jessica apparaît particulièrement perturbée, au point de ne plus suivre la conversation), Memoria acte un changement de cap notable pour le cinéaste, qui dérive du merveilleux pour aller vers le fantastique, soit d’un monde à l’étrangeté constitutive et naturelle à un autre où l’inconnu, qu’il soit explicable ou non, viendrait fracturer le réel au risque d’en menacer l’équilibre. Comme le pointe Josué Morel, la séquence où Jessica fait la rencontre d’un jeune technicien, Hernan, dans une salle de mixage audio, permet de figurer ce qu’implique un tel revirement. Au début de la scène, Jessica s’assoit derrière Hernan, qui travaille sur un morceau de musique. Le corps de l’actrice épouse la ligne que forme l’angle d’un mur au fond de la pièce, et restera positionné dans ce axe après avoir rejoint le technicien près de la table de mixage. L’échange qui suit entre les deux protagonistes permet alors de reproduire la détonation originelle et le choc qu’elle provoque chez Jessica. Lorsque cette dernière reconnaît la texture spécifique du son qui la tourmente, elle se rapproche de la machine puis, à la faveur d’un raccord où elle réapparaît de face, s’inscrit d’un côté de la ligne qui se dessine à l’arrière-plan, comme si elle venait juste de traverser la frontière séparant le réel de l’inframonde qui se manifeste depuis la console (« It’s like a rumble… from the core of the Earth. »).
Fendre la ligne
Ce qu’induit le fantastique en tant que genre fictionnel, à savoir la porosité de la ligne qui sépare le naturel du surnaturel, devient donc l’enjeu même de la mise en scène, du déplacement des corps au positionnement de la caméra, dont les angles de vue dessinent sans cesse des lignes striant de part et d’autre la figure spectrale de Jessica. Il faut noter que l’exil de Weerasethakul, de la province thaïlandaise à une mégalopole étrangère (Bogota), semble l’avoir conduit à prendre plus que jamais en considération les lignes de force tracées par les lieux dans lesquels évoluent ses personnages. Dans la jungle, à l’arrière-plan de la plupart de ses films précédents, l’entremêlement des branches et des feuilles bouchait la profondeur de champ et ne pouvait participer à former un quelconque schéma. Lieu du merveilleux, la jungle témoignait d’un entrelacement naturel, d’une cohabitation des réalités et d’un agencement rhizomatique des éléments dans l’espace. Memoria embrasse quant à lui les paysages ouverts et montagneux de la Colombie, ou encore les contours linéaires des bâtiments modernes de Bogota, faits de colonnes bétonnées et de grandes surfaces de verre, loin par exemple du beau fouillis tropical d’Oncle Boonmee. Ce que l’on perd en indécision, trouble et hallucination laisse alors place, dans un premier temps, à une forme d’expressionnisme architectural et géométrique, les décors venant figurer, par leurs tracés, ce qui se joue à mesure que Jessica s’approche de l’origine de la détonation. Lorsque que celle-ci conduit sa voiture sur les routes colombiennes, les lignes que dessinent les montagnes à l’arrière-plan semblent par exemple sortir de sa tête, répondant à la manière dont les ondes sonores ont, depuis le début, pénétré sa boîte crânienne. Dans un autre plan matriciel, au milieu du film, Jessica croise un petit carré de terre entouré de vitres et de murs en béton. Le regard tourné vers le ciel, son corps vient se positionner très exactement à l’endroit même où se dirige la ligne dessinée par l’ombre projetée sur les murs, évoquant une montagne, en écho à la parabole convoquée par le mixeur Hernan pour lui décrire la forme sinusoïdale des pics sonores.
Bien que Memoria se déroule en grande partie en ville ou dans ses alentours, le fil de son récit implique toutefois de remonter progressivement à la source du cinéma de Weerasethakul (la jungle), sans que ne soit abandonnée la relation géométrique que Jessica entretient avec les lieux qu’elle traverse. Lorsqu’elle fait la rencontre d’un Hernan vieilli (Elkin Diaz), en marge d’un village situé près de la jungle amazonienne, les formes végétales encerclent les deux individus qui, malgré cet environnement bucolique, restent traversés par les lignes que dessinent les accessoires en bois disposés à l’arrière-plan, et dont les contours évoquent une antenne radioélectrique. Le film garde ainsi en mémoire les changements figuratifs induits par le déracinement de Weerasethakul, à savoir un rapport géométrique de l’espace où le moindre environnement, qu’il soit urbain ou tropical, apparaît comme une grande toile d’araignée, une grille à travers laquelle navigue Jessica, être étranger au monde qui l’entoure et avatar d’un cinéaste catapulté au sein d’un pays qu’il ne connaît pas. On pourrait en ce sens considérer que la répétition du motif de la grille constitue une façon, pour ce regard déterritorialisé, de se repérer dans un espace qui ne lui serait pas familier. En témoigne ce plan, au tout début du film, au bout duquel Jessica, après avoir été réveillée brutalement, finit par trouver refuge en s’asseyant près d’une fenêtre dont les barreaux dessinent déjà, derrière sa tête, une antenne. C’est la première étape du voyage spirituel que mène Jessica dans Memoria : de son réveil à son positionnement au centre d’une grille, il s’agit pour elle de s’engouffrer dans la brèche ouverte par le surgissement de l’inconnu, pour venir ensuite se placer à la racine d’un réseau mnésique et cosmogonique, au carrefour des espaces et des temporalités.
Embrasser le cercle
Ce rapport au cosmos dans Memoria nous invite à évoquer la dernière partie du film, qui réserve plusieurs surprises de taille et que nous sommes désormais, pour les besoins de l’analyse, amenés à révéler. A priori, il subsiste un point de bascule notable lors de la rencontre entre Jessica et Hernan âgé au bord d’un ruisseau, comme une réminiscence des structures en deux parties qui caractérisaient les premiers films du cinéaste thaïlandais (Blissfully Yours, Tropical Malady, Syndromes and a Century). Le personnage de Tilda Swinton passe certes de la ville à la jungle, mais comme évoqué précédemment, cette transition ne s’opère pas de manière totalement dichotomique, puisqu’il s’agit de retrouver dans ce nouveau décor certains motifs constitutifs de la ville (la grille, l’antenne et les lignes qui en émergent) et d’y rejouer la rencontre décisive entre Jessica et Hernan lors de la fameuse séquence de la salle de mixage. Entre-temps, Jessica aura parcouru plusieurs lieux nimbés d’une mémoire historique (un parc où trônent des statues, des routes hantées par le spectre de la junte militaire), croisé le chemin d’une archéologue (Agnès, interprétée par Jeanne Balibar) et pénétré un tunnel en chantier, La Línea, dans lequel ont été dénichés des ossements préhistoriques. Jessica arrive, en somme, chargée d’une mémoire individuelle et collective, elle qui apparaissait, au tout début du film, comme une page blanche recluse au fond d’un obscur appartement. Mais son ouverture au monde reste encore à confirmer ; ce à quoi s’attelle ici un plan long au cours duquel Hernan confie à Jessica qu’il ne fait pas partie de l’espèce humaine, et qu’il ne vient pas vraiment de cette planète. Résignée face à l’extravagance de la situation, Jessica réagit avec placidité. À la manière des proches de Boonmee qui accueillaient les esprits défunts à leur table, elle semble à son tour accepter les sortilèges qui se manifestent sous ses yeux, comme lorsqu’Hernan lui annonce que le soleil va frapper dans quelques minutes la montagne qui leur fait face, et qu’un peu plus tard, sans que le plan se soit interrompu, une lumière se dégage effectivement de la colline. La suite du film recèle d’éclats de ce genre, qui bouleversent autant le personnage que le spectateur, et où Weerasethakul apparaît décidément au sommet de son art, sûr de son geste et de sa direction. Après leur discussion, Jessica demande par exemple à Hernan de lui montrer ce qu’il se passe lorsqu’il s’endort. Au bout de quelques minutes silencieuses, le voyant s’assoupir lors d’une stase hallucinante, les doutes de Jessica se dissipent : Hernan n’est pas de ce monde, et peut-être qu’elle non plus.
Comme ces deux protagonistes, le film entre à ce moment-là dans une toute autre dimension, proprement expérimentale, qui consiste à faire surgir un temps suspendu, comme le son aura fait auparavant irruption dans la vie de Jessica et dans la salle de cinéma. La scène suivant cette retrouvaille creuse le même sillon. Dans un rejeu acoustique de la visite guidée du palais invisible à la fin de Cemetery of Splendour, Jessica et Hernan se tiennent, main dans la main, autour d’une table (circulaire), prêts à voyager, au gré du son, à travers les lieux et les époques. Des voix, des cris, des bruits et des archives audio s’entrelacent et se confondent lors d’une véritable ronde acousmatique. Quelques plans plus tard, un vaisseau extraterrestre fait son apparition au cœur d’une jungle préhistorique, astronef que l’on croirait tout droit sorti d’un film de science-fiction réalisé par Spielberg ou Shyamalan. Le vaisseau laissera derrière lui une forme bien précise : un cercle, l’empreinte visuelle de la détonation originelle, comme la clé de l’énigme nous invitant à passer de la ligne au rond, de l’antenne radioélectrique à l’antenne parabolique, de la brèche linéaire du fantastique à la circularité du cosmos tout entier. Cette pulsation circulaire vient aussi nous rappeler que le son est au fond concrètement une onde, qu’il ne transperce pas l’espace comme un pic ou une ligne droite, mais se propage autour des éléments qu’il rencontre. C’est du moins ce que finit par comprendre Jessica, et le spectateur avec elle, à l’issue de son parcours. Le « bang ! » n’était pas seulement qu’un sursaut fracassant venant fendre le réel : il portait en lui une invitation à s’ouvrir à la mémoire cyclique de ce dernier, à sa nature magnifique comme à ses traumatismes les plus terribles, le long d’un voyage existentiel se refermant sur de sublimes panoramas dont, justement, on ne sait pas vraiment s’ils représentent le début ou la fin des temps. Il fallait en définitive que le monde vacille, et que l’œuvre du réalisateur thaïlandais tressaille à son tour en refusant l’appel confortable de la routine, pour se rendre à l’évidence : après ça, son cinéma restera assurément gravé dans les mémoires.