Pour peu que l’on remise ses habitudes de spectateur pressé et les conceptions traditionnelles de l’efficacité dramatique, pour peu que l’on se laisse porter par le mouvement interne de ses plans – chacun d’entre eux constituant un événement qui redonne foi dans la puissance du cinéma –, En avant, jeunesse captive de bout en bout. Il rappelle surtout de manière magistrale qu’en matière d’esthétique, le politique, loin de l’idéologie et du militantisme, passe avant tout par une éthique du regard.
Ventura, ouvrier retraité d’origine capverdienne, a perdu sa femme – ou plutôt, comme il le dit si bien, a vu une femme ressemblant à la sienne quitter sa maison – lors d’une scène de ménage ramenée à deux premiers plans sidérants. Le premier est muet. Des meubles tombent l’un après l’autre d’une fenêtre d’immeuble délabré, investis d’une violence burlesque derrière leur apparente neutralité (il pourrait tout aussi bien s’agir du vidage méthodique et dépassionné d’un appartement quitté volontairement). Dans le second, la femme de Ventura, Clotilde, couteau à la main, évoque par un souvenir d’enfance la force de corps et de caractère qui est la sienne, puis disparaît – pour disparaître du film, définitivement.
Et le grand échalas, dès lors, de zigzaguer de « fils » en « fille » adoptifs, en vieux sage de fortune promenant son désarroi tout en aidant les autres à vivre. C’est en effet son corps, élancé, droit, tendu dans la plupart des plans, courbé ou allongé à l’occasion de quelques instants d’abandon, qui fait tenir debout ce petit monde de fiction sur base documentaire. Autour de lui, des corps jeunes a priori, et pourtant plus vieillis, avachis, abîmés encore que lui : éclopés, bigleux… Où l’on retrouve quelques figures filmées jadis par Costa autour de (et Dans) la chambre de Vanda, notamment cette dernière, aujourd’hui en cours de désintoxication, mariée et mère d’une petite fille, mais toujours asthmatique et désormais bouffie.
De toute évidence, Costa aime et connaît ceux qu’il filme. S’il y a une intransigeance dans sa façon de nous faire appréhender sans édulcoration leur quotidien parfois sordide, il y a aussi dans son approche une douceur, un infini respect. D’une simple caméra DV, il tire deux possibilités essentielles. Un temps particulier : celui d’approcher ses acteurs, de travailler avec eux, de faire durer les plans et de laisser une conversation se terminer, un corps se reposer, un esprit vagabonder. Une plastique spécifique : à l’opposé de la démarche d’un Lynch, nouveau maître de la DV parti fouiller dans la matière, explorer l’autre côté du miroir des apparences domestiques, Costa construit une cathédrale de spectres et de sable. Sur un plateau numérico-argentique conjuguant immatérialité fantomatique et épaisseur inattendue, le cinéaste, de manière aussi puissante que précaire, offre au corps de chacun de ses personnages un magnétisme affolant et restitue à chaque individualité son existence propre.
À l’image de Clotilde, tous se racontent ici en de solennels récits – presque des poèmes, à l’instar de l’ancienne lettre d’amour que Ventura sasse et ressasse avec une sobre mélancolie. Ces textes creusent une belle dimension historique et romanesque dans l’espace restreint et circulaire qui est celui du film. Autour de ces figures survivant par l’oralité, aucun figurant : l’étendue déserte et théâtralisée de cette comédie humaine des bas-fonds n’est peuplée que des quelques habitants auxquels est donnée la parole. Plane parfois le souvenir du western classique, où les petites villes pionnières poussant dans le désert permettaient de questionner très concrètement l’organisation de la communauté et la distribution du pouvoir. Ici, hors champ : les possédants, tirant les ficelles de l’existence des indigents par la maîtrise de leur habitat.
Les occupants du quartier de Fontaínhas, en cours de destruction, sont relogés dans d’effrayantes barres HLM cubiques et immaculées. Ce blanc, d’autant plus violent que Costa s’est imposé comme un grand peintre de la pénombre, est celui d’une société hygiéniste, normative, coercitive jusque dans sa charité même. On regretterait presque les ruines insalubres des maisons démolies, véritablement habitées, chargées d’histoire(s) : dans une scène bouleversante – tant par l’émotion qui y affleure que parce qu’elle opère un fulgurant renversement du regard –, le hors champ se peuple d’animaux et de chimères à travers les propos de deux zombies magnifiques qu’on croit d’abord aliénés ou drogués, et dont on comprend bientôt qu’ils s’amusent à interpréter des taches sur les murs. Sur le blanc sans histoire des nouveaux appartements se détache avec sévérité la silhouette noire aux yeux perçants de Ventura. Ironie : tous les représentants de l’État que le vieil homme rencontre sont noirs. L’agent de l’office du logement et le vigile du musée ont trouvé « l’emploi décent » ; ce faisant, l’émissaire immobilier et le chargé de sécurité sont devenus des médiateurs à la solde de l’État blanc.
Les scènes en présence de l’agent HLM sont les plus disponibles au burlesque délicat mais grinçant qui constitue le revers de cette tragédie statique. Costa y fait une utilisation extraordinaire de sa caméra, posant comme à son habitude ses cadres avec génie pour mieux s’effacer ensuite et laisser agir le réel. Les grands angles donnent ici une appréhension très particulière de l’espace, étouffant et amplifié à la fois : quand à un champ succède son contrechamp, on mesure mentalement l’étroitesse parfois insoupçonnée des lieux. Plongées et contre-plongées de biais dessinent une sorte d’expressionnisme documentaire contribuant pour bonne part à la majesté de l’œuvre. Ayant retravaillé l’image en post-production, et notamment noirci le ciel, Costa installe même une atmosphère de science-fiction. Outre qu’elle achève de faire d’En avant, jeunesse une ample réflexion sur toutes les formes du temps (jeunesse/vieillesse, passé/présent, temps objectif/subjectif), cette opération participe de son statut imposant de film-somme. Picturalité expressionniste ; western et fantastique classiques ; rapport moderne aux corps, à la durée et à la parole ; archivage numérique contemporain d’un monde qui disparaît… presque tout le cinéma est là. On voit d’ici venir les épithètes-repoussoirs de la critique : radical, austère, minimaliste… Par-delà l’économie de moyens et le surplace, on a pourtant affaire à une impressionnante épopée.